CHAPITRE III.
L’ÉVÊQUE STROSSMAYER.
Ainsi que je l’ai dit, l’un des buts de mon voyage est d’étudier à
nouveau ces formes curieuses de propriété primitive, les communautés de
famille ou _zadrugas_, qui se sont conservées parmi les Slaves
méridionaux, et que j’ai décrites en détail dans mon livre sur la
_Propriété primitive_. Je les avais visitées avec soin il y a quinze
ans; mais on m’a dit qu’elles disparaissent rapidement et qu’il faut se
hâter si l’on veut voir encore en vie cette constitution si intéressante
de la famille antique, qui était universelle autrefois et qui, même en
France, a duré jusqu’au XVIIIe siècle. L’illustre évêque de Djakovo, Mgr
Strossmayer, a bien voulu m’engager à venir visiter les zadrugas de son
domaine, et je me rends à son aimable invitation.I
En descendant du train, je vois s’avancer vers moi un jeune prêtre,
suivi d’un superbe hussard, à moustache retroussée, pantalon collant
brun, couvert de soutache rouge et noir, et dolman à brandebourgs de
mêmes couleurs. L’abbé est l’un des secrétaires de l’évêque Strossmayer,
dont il m’apporte une lettre de bienvenue. «Donnez-moi votre bulletin,
me dit-il, mon pandour soignera vos bagages.–Mais, lui répondis-je, je
n’ai d’autre bagage que cette petite valise et ce sac de nuit que je
porte à la main. C’est le vrai moyen de n’en jamais être séparé. Vous
devez m’approuver de suivre à la lettre la devise du philosophe: _Omnia
mecum porto._»–Sur un signe de l’abbé, le pandour s’approche
respectueusement, me baise la main, suivant la coutume du pays, et prend
mes effets. Je rapporte ce menu détail, parce qu’il me rappelle un mot
de M. de Lesseps. Il y a trois ans, M. de Lesseps était venu à Liège
nous parler du canal de Panama. J’étais délégué pour le recevoir à la
gare. Deux jours avant, il avait parlé à Gand. Dans l’intervalle, il
avait couru à Londres et il en revenait de son pied léger. Il descend de
voiture, portant une valise et un gros paletot, quoiqu’on fût en
juillet. «Veuillez monter en voiture, lui dis-je; j’aurai soin de vos (more…)