Archive for the ‘Capitalisme’ Category

Une Histoire de Foi ( Henry Hazlitt )

août 15, 2008


“Alors !” dit Bolshekov. Il regarda Piotr de bas en haut. “Vous ne connaissez vraiment rien de l’Histoire, absolument rien ?”

Piotr hocha la tête.

“Bien, cela peut être traité simplement en vous donnant une liste de livres à lire. Mais je vais résumer les grandes lignes, pour que vous ayez des bases de départ. Notre Histoire, comme notre calendrier, est divisée en deux parties: Avant Marx, et Après Marx. Par exemple,” – il pointa du doigt le calendrier sur le mur – “nous sommes en L’An de Marx 282, ce qui signifie 282 années après Sa naissance. Vous aviez certainement au moins appris ça à l’école communiste avant d’avoir huit ans !”

Piotr hocha à nouveau la tête.

“Mais c’est la vieille division. Nos auteurs récents divisent l’Histoire en trois grandes périodes: L’Antiquité, l’Âge Sombre (NDT: ‘âge sombre’ est le terme littéral pour ‘moyen-âge’ en anglais), et l’Histoire Moderne. L’Antiquité est toute la période dont on ne sait pratiquement rien et qui a précédé ce qui est ironiquement appelé dans l’Âge Sombre la Révolution Industrielle. Bien sûr ce n’était pas une révolution du tout ; c’était une contre-révolution. L’Âge Sombre commence avec la naissance du capitalisme. Il y quelques différences suivant les historiens quant à l’exacte année où l’Âge Sombre a commencé. Certains la situent à 95 Av.M., ce qui était l’année durant laquelle un bourgeois du nom d’Adam Smith est né ; d’autres la placent à 42 Av.M., qui est l’année d’apparition d’un livre de cet Adam Smith. Ce livre donna naissance à, et fournit un système élaboré d’excuses pour, l’idéologie capitaliste.”

“Quel était le titre de ce livre ?”

“On ne sait plus ; mais j’y reviendrai dans un moment. L’Âge Sombre représente toute la période de la naissance du capitalisme jusqu’à son éradication finale à la suite d’une série de guerres froides ou ouvertes entre environ 150 Ap.M. et le triomphe final du communisme en 184 Ap.M.”

“Donc l’Histoire moderne, Votre Altesse – l’histoire depuis le triomphe final et complet du communisme – aura tout juste un siècle d’ici deux ans ?”

“Correct. Maintenant nous n’allons pas entrer dans les détails de la longue série complexe de guerres qui a mené au renversement final du capitalisme. La Russie Soviétique, bien sûr, a mené les forces du communisme. Les forces du capitalisme se rassemblaient principalement autour de ce que nous appelons maintenant les Etats Désunis, qui n’avait cessé de perdre des alliés, de l’intérieur comme de l’extérieur. Mais vous trouverez tout ça dans vos livres d’histoire, dont je vous ferai une liste avant que vous ne partiez.”

Il prit une note sur un petit carnet devant lui.

“Pourtant je dois vous révéler” continua-t-il, “la raison centrale du succès du communisme. Nous étions partis avec, apparemment, tous les désavantages possibles. L’ennemi avait de meilleures armes, l’avantage technologique, une plus grande production, plus de ressources. Et pourtant nous l’avons battu à la fin parce que nous avions l’arme formidable qui leur manquait. Nous avions la Foi ! Foi en notre Cause ! Une Foi qui n’a à aucun moment faibli ou hésité ! Nous savions que nous avions raison ! Raison sur tout ! Nous savions qu’ils avaient tort ! Tort sur tout !”

Bolshekov s’était mis à crier. Il s’arrêta un instant comme pour laisser tout cela être absorbé.

“L’ennemi n’a jamais eu vraiment de foi dans le capitalisme,” poursuivit-il. “Ils ont commencé avec très peu, et l’ont rapidement perdu. Ceux qui avaient adopté l’évangile du communisme étaient prêts à mourir pour lui ; mais personne n’était disposé à mourir pour le capitalisme. Cela aurait été une sorte de farce. Finalement, le mieux que nos ennemis trouvèrent à dire en faveur du capitalisme c’est que ce n’était pas le communisme ! Même eux ne semblaient pas penser que le capitalisme avait la moindre vertu positive. Et ils se contentaient de dénoncer le communisme. Mais leur façon de contrer le communisme était de l’imiter. Ils faisaient hommage au capitalisme et à ce qu’ils appelaient l’entreprise privée ou libre entreprise – plus personne ne sait ce que ces termes signifiaient – mais chaque ‘réforme’ qu’ils mirent en place comme ‘réponse’ au communisme était un pas de plus dans la direction du communisme. À chaque réforme qu’ils adoptaient l’individu avait moins de pouvoir et l’Etat toujours plus. Petit à petit le contrôle des individus sur les ressources et les biens leur a été retiré ; petit à petit cela fut envahi par l’Etat. Au début ce n’était pas la ‘propriété’ mais simplement le droit de décision qui fut accaparé par l’Etat. Mais ces idiots qui essayaient de ‘réformer’ le capitalisme n’ont pas vu que le pouvoir de décision, le pouvoir de disposer, était l’essence de la ‘propriété’. Donc ils ont retiré aux individus, étape par étape, le pouvoir de décider de leurs propres prix, ou de décider ce qu’il fallait produire et en quelle quantité, ou de louer ou cesser de louer du travail à volonté, ou de décider des termes de leurs contrats. Graduellement leurs gouvernements ont décidé de toutes ces choses, mais morceau par morceau, au lieu de le faire en un seul grand saut logique. C’était amusant de les voir imiter servilement les Plans Quinquennaux communistes avec leurs propres ‘Plans quadriannuels’. Ceux-ci étaient, évidemment, comme les nôtres, des planifications d’Etat. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ces gens semblaient vraiment croire que les appeler ‘quadriannuels’ au lieu de ‘quinquennaux’ empêcherait quiconque de reconnaître le plagiat. En fait, certains d’entre eux étaient trop stupides pour même savoir ce qu’ils étaient en train de copier.”

Il s’arrêta pour se verser un verre d’eau.

“Bref, étape par étape le monde capitaliste a accepté les principes de base du communisme – que l’individu, livré à lui-même, est avide, brutal, stupide et irresponsable ; que ‘l’individualisme’ et la ‘liberté’ sont de simples euphémismes pour la loi de la jungle ou la domination du plus fort – en d’autres termes, des euphémismes pour l’anarchie – et que seul l’Etat a la responsabilité, seul l’Etat a la sagesse, seul l’Etat peut être juste, seul l’Etat peut faire usage du pouvoir. Ils acceptèrent ces principes, mais manquaient du courage ou de la clarté de les suivre jusqu’à leur conclusion logique. Ils n’avaient pas le courage de voir que l’individu, parce qu’il n’est responsable devant personne, doit être privé de tout pouvoir, et que l’Etat, l’Etat qui représente tout le monde, doit être le seul dépositaire de tout le pouvoir, le seul décisionnaire, le seul juge de sa propre-”

Il se ressaisit. “Je ne comptais pas rentrer dans ces détails tout de suite. Mais est-ce si surprenant que le monde capitaliste a perdu ? Est-ce si surprenant qu’il n’a cessé de perdre ses alliés à l’intérieur comme à l’extérieur ? Savez-vous ce que les chefs politiciens américains ont fait à un moment ? Ils ont envoyé d’énormes sommes d’argent pour essayer d’acheter le reste du monde pour qu’il ne devienne pas communiste ! Ils pensaient qu’ils pouvaient acheter de la foi avec des dollars !”

“Et qu’est-il arrivé ?”

“Qu’espérez-vous qu’il eût pu arriver ? Les autres pays bourgeois ont compris que la façon la plus simple d’obtenir de l’argent des Etats Désunis était de subodorer qu’ils pourraient devenir communistes s’ils n’en recevaient pas. Et rapidement ils se sont mis à croire que la seule raison pour laquelle ils ne devenaient pas communistes, c’était pour rendre service aux Etats Désunis, et que leur seule raison de s’armer contre nous n’était pas leur propre préservation, mais encore une fois pour faire plaisir aux Etats Désunis ! Si l’Amérique bourgeoise voulait des armes, se sont-ils dit, elle n’a qu’à payer pour les avoir ! Et ils utilisèrent le reste des fonds américains, de toute façon, pour financer des programmes socialistes – en d’autres termes, pour avancer sur la voie vers le communisme !”

Il sourit, puis redevint sérieux tout à coup. “Est-ce si surprenant que bien qu’ils aient parvenu à corrompre quelques espions parmi nous, nous avions des légions d’espions bénévoles parmi eux – des gens qui nous donnaient l’information avec joie, de leur plein gré ; des gens que nous n’avions pas à payer ; des gens qui ‘trahissaient leur pays’, pour reprendre la phrase de condamnation que les nations capitalistes avaient essayé d’adopter – des gens qui trahissaient leur pays dans l’exultation, par sens du devoir, parce que leurs pays avaient tort, et parce qu’ils servaient une meilleure cause, la cause de l’humanité !”

Piotr était impressionné par la passion et la conviction de cet homme.

“Bien, j’espère que vous me pardonnez, si je me laisse emporter loin du sujet.”

“Non, non,” fit Piotr; “tout cela est précisément ce que j’ai besoin d’apprendre. Mais puis-je poser une question ? Pourquoi alors est-ce que les pays bourgeois ont combattu le communisme ?”

“Ils se sont battus contre le communisme parce qu’ils étaient ‘contre’ le communisme. C’était la seule chose sur laquelle ils parvenaient à s’entendre. Mais ils ne savaient pas ce qu’ils défendaient. Tout le monde était pour quelque chose de différent. Personne n’avait le courage de défendre un capitalisme qui répondait vraiment aux principes de base du capitalisme. Chacun avait son propre plan pour un capitalisme ‘réformé’. Ils pouvaient endiguer le communisme, pensaient-ils, uniquement s’ils parvenaient à ‘corriger les abus’ ; mais tous leurs plans pour corriger ces abus étaient des étapes vers le communisme et le socialisme. Ils se sont entredéchirés pour décider jusqu’où ils devaient aller sur le chemin du communisme pour ‘vaincre’ le communisme, jusqu’où ils devaient embrasser les idées communistes pour détruire les idées communistes. Je sais que ça paraît incroyable, mais je vous assure que c’est vrai.”

“Mais n’y avait-il personne pour avoir foi dans le capitalisme ?”

“Pas dans le sens où tout le monde de notre côté avait foi et a encore foi aujourd’hui dans le communisme. Les plus forts d’entre nos ennemis étaient à moitié convaincus de leur propre cause. Ils se contentaient de s’excuser de leur capitalisme. Ils disaient que le capitalisme, avec toutes ses failles – et ils étaient en compétition féroce pour voir qui lui trouverait le plus de failles – que le capitalisme avec toutes ses failles était probablement juste aussi bien qu’on puisse espérer raisonnablement – et ainsi de suite. Et donc nous les avons anéanti.”

Bolshekov fit un rapide mouvement du plat de la main, comme coupant des têtes invisibles.

Henry Hazlitt in Time will run back

Merci à
Jesrad

Une Histoire de Foi

août 15, 2008


“Alors !” dit Bolshekov. Il regarda Piotr de bas en haut. “Vous ne connaissez vraiment rien de l’Histoire, absolument rien ?”

Piotr hocha la tête.

“Bien, cela peut être traité simplement en vous donnant une liste de livres à lire. Mais je vais résumer les grandes lignes, pour que vous ayez des bases de départ. Notre Histoire, comme notre calendrier, est divisée en deux parties: Avant Marx, et Après Marx. Par exemple,” – il pointa du doigt le calendrier sur le mur – “nous sommes en L’An de Marx 282, ce qui signifie 282 années après Sa naissance. Vous aviez certainement au moins appris ça à l’école communiste avant d’avoir huit ans !”

Piotr hocha à nouveau la tête.

“Mais c’est la vieille division. Nos auteurs récents divisent l’Histoire en trois grandes périodes: L’Antiquité, l’Âge Sombre (NDT: ‘âge sombre’ est le terme littéral pour ‘moyen-âge’ en anglais), et l’Histoire Moderne. L’Antiquité est toute la période dont on ne sait pratiquement rien et qui a précédé ce qui est ironiquement appelé dans l’Âge Sombre la Révolution Industrielle. Bien sûr ce n’était pas une révolution du tout ; c’était une contre-révolution. L’Âge Sombre commence avec la naissance du capitalisme. Il y quelques différences suivant les historiens quant à l’exacte année où l’Âge Sombre a commencé. Certains la situent à 95 Av.M., ce qui était l’année durant laquelle un bourgeois du nom d’Adam Smith est né ; d’autres la placent à 42 Av.M., qui est l’année d’apparition d’un livre de cet Adam Smith. Ce livre donna naissance à, et fournit un système élaboré d’excuses pour, l’idéologie capitaliste.”

“Quel était le titre de ce livre ?”

“On ne sait plus ; mais j’y reviendrai dans un moment. L’Âge Sombre représente toute la période de la naissance du capitalisme jusqu’à son éradication finale à la suite d’une série de guerres froides ou ouvertes entre environ 150 Ap.M. et le triomphe final du communisme en 184 Ap.M.”

“Donc l’Histoire moderne, Votre Altesse – l’histoire depuis le triomphe final et complet du communisme – aura tout juste un siècle d’ici deux ans ?”

“Correct. Maintenant nous n’allons pas entrer dans les détails de la longue série complexe de guerres qui a mené au renversement final du capitalisme. La Russie Soviétique, bien sûr, a mené les forces du communisme. Les forces du capitalisme se rassemblaient principalement autour de ce que nous appelons maintenant les Etats Désunis, qui n’avait cessé de perdre des alliés, de l’intérieur comme de l’extérieur. Mais vous trouverez tout ça dans vos livres d’histoire, dont je vous ferai une liste avant que vous ne partiez.”

Il prit une note sur un petit carnet devant lui.

“Pourtant je dois vous révéler” continua-t-il, “la raison centrale du succès du communisme. Nous étions partis avec, apparemment, tous les désavantages possibles. L’ennemi avait de meilleures armes, l’avantage technologique, une plus grande production, plus de ressources. Et pourtant nous l’avons battu à la fin parce que nous avions l’arme formidable qui leur manquait. Nous avions la Foi ! Foi en notre Cause ! Une Foi qui n’a à aucun moment faibli ou hésité ! Nous savions que nous avions raison ! Raison sur tout ! Nous savions qu’ils avaient tort ! Tort sur tout !”

Bolshekov s’était mis à crier. Il s’arrêta un instant comme pour laisser tout cela être absorbé.

“L’ennemi n’a jamais eu vraiment de foi dans le capitalisme,” poursuivit-il. “Ils ont commencé avec très peu, et l’ont rapidement perdu. Ceux qui avaient adopté l’évangile du communisme étaient prêts à mourir pour lui ; mais personne n’était disposé à mourir pour le capitalisme. Cela aurait été une sorte de farce. Finalement, le mieux que nos ennemis trouvèrent à dire en faveur du capitalisme c’est que ce n’était pas le communisme ! Même eux ne semblaient pas penser que le capitalisme avait la moindre vertu positive. Et ils se contentaient de dénoncer le communisme. Mais leur façon de contrer le communisme était de l’imiter. Ils faisaient hommage au capitalisme et à ce qu’ils appelaient l’entreprise privée ou libre entreprise – plus personne ne sait ce que ces termes signifiaient – mais chaque ‘réforme’ qu’ils mirent en place comme ‘réponse’ au communisme était un pas de plus dans la direction du communisme. À chaque réforme qu’ils adoptaient l’individu avait moins de pouvoir et l’Etat toujours plus. Petit à petit le contrôle des individus sur les ressources et les biens leur a été retiré ; petit à petit cela fut envahi par l’Etat. Au début ce n’était pas la ‘propriété’ mais simplement le droit de décision qui fut accaparé par l’Etat. Mais ces idiots qui essayaient de ‘réformer’ le capitalisme n’ont pas vu que le pouvoir de décision, le pouvoir de disposer, était l’essence de la ‘propriété’. Donc ils ont retiré aux individus, étape par étape, le pouvoir de décider de leurs propres prix, ou de décider ce qu’il fallait produire et en quelle quantité, ou de louer ou cesser de louer du travail à volonté, ou de décider des termes de leurs contrats. Graduellement leurs gouvernements ont décidé de toutes ces choses, mais morceau par morceau, au lieu de le faire en un seul grand saut logique. C’était amusant de les voir imiter servilement les Plans Quinquennaux communistes avec leurs propres ‘Plans quadriannuels’. Ceux-ci étaient, évidemment, comme les nôtres, des planifications d’Etat. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ces gens semblaient vraiment croire que les appeler ‘quadriannuels’ au lieu de ‘quinquennaux’ empêcherait quiconque de reconnaître le plagiat. En fait, certains d’entre eux étaient trop stupides pour même savoir ce qu’ils étaient en train de copier.”

Il s’arrêta pour se verser un verre d’eau.

“Bref, étape par étape le monde capitaliste a accepté les principes de base du communisme – que l’individu, livré à lui-même, est avide, brutal, stupide et irresponsable ; que ‘l’individualisme’ et la ‘liberté’ sont de simples euphémismes pour la loi de la jungle ou la domination du plus fort – en d’autres termes, des euphémismes pour l’anarchie – et que seul l’Etat a la responsabilité, seul l’Etat a la sagesse, seul l’Etat peut être juste, seul l’Etat peut faire usage du pouvoir. Ils acceptèrent ces principes, mais manquaient du courage ou de la clarté de les suivre jusqu’à leur conclusion logique. Ils n’avaient pas le courage de voir que l’individu, parce qu’il n’est responsable devant personne, doit être privé de tout pouvoir, et que l’Etat, l’Etat qui représente tout le monde, doit être le seul dépositaire de tout le pouvoir, le seul décisionnaire, le seul juge de sa propre-”

Il se ressaisit. “Je ne comptais pas rentrer dans ces détails tout de suite. Mais est-ce si surprenant que le monde capitaliste a perdu ? Est-ce si surprenant qu’il n’a cessé de perdre ses alliés à l’intérieur comme à l’extérieur ? Savez-vous ce que les chefs politiciens américains ont fait à un moment ? Ils ont envoyé d’énormes sommes d’argent pour essayer d’acheter le reste du monde pour qu’il ne devienne pas communiste ! Ils pensaient qu’ils pouvaient acheter de la foi avec des dollars !”

“Et qu’est-il arrivé ?”

“Qu’espérez-vous qu’il eût pu arriver ? Les autres pays bourgeois ont compris que la façon la plus simple d’obtenir de l’argent des Etats Désunis était de subodorer qu’ils pourraient devenir communistes s’ils n’en recevaient pas. Et rapidement ils se sont mis à croire que la seule raison pour laquelle ils ne devenaient pas communistes, c’était pour rendre service aux Etats Désunis, et que leur seule raison de s’armer contre nous n’était pas leur propre préservation, mais encore une fois pour faire plaisir aux Etats Désunis ! Si l’Amérique bourgeoise voulait des armes, se sont-ils dit, elle n’a qu’à payer pour les avoir ! Et ils utilisèrent le reste des fonds américains, de toute façon, pour financer des programmes socialistes – en d’autres termes, pour avancer sur la voie vers le communisme !”

Il sourit, puis redevint sérieux tout à coup. “Est-ce si surprenant que bien qu’ils aient parvenu à corrompre quelques espions parmi nous, nous avions des légions d’espions bénévoles parmi eux – des gens qui nous donnaient l’information avec joie, de leur plein gré ; des gens que nous n’avions pas à payer ; des gens qui ‘trahissaient leur pays’, pour reprendre la phrase de condamnation que les nations capitalistes avaient essayé d’adopter – des gens qui trahissaient leur pays dans l’exultation, par sens du devoir, parce que leurs pays avaient tort, et parce qu’ils servaient une meilleure cause, la cause de l’humanité !”

Piotr était impressionné par la passion et la conviction de cet homme.

“Bien, j’espère que vous me pardonnez, si je me laisse emporter loin du sujet.”

“Non, non,” fit Piotr; “tout cela est précisément ce que j’ai besoin d’apprendre. Mais puis-je poser une question ? Pourquoi alors est-ce que les pays bourgeois ont combattu le communisme ?”

“Ils se sont battus contre le communisme parce qu’ils étaient ‘contre’ le communisme. C’était la seule chose sur laquelle ils parvenaient à s’entendre. Mais ils ne savaient pas ce qu’ils défendaient. Tout le monde était pour quelque chose de différent. Personne n’avait le courage de défendre un capitalisme qui répondait vraiment aux principes de base du capitalisme. Chacun avait son propre plan pour un capitalisme ‘réformé’. Ils pouvaient endiguer le communisme, pensaient-ils, uniquement s’ils parvenaient à ‘corriger les abus’ ; mais tous leurs plans pour corriger ces abus étaient des étapes vers le communisme et le socialisme. Ils se sont entredéchirés pour décider jusqu’où ils devaient aller sur le chemin du communisme pour ‘vaincre’ le communisme, jusqu’où ils devaient embrasser les idées communistes pour détruire les idées communistes. Je sais que ça paraît incroyable, mais je vous assure que c’est vrai.”

“Mais n’y avait-il personne pour avoir foi dans le capitalisme ?”

“Pas dans le sens où tout le monde de notre côté avait foi et a encore foi aujourd’hui dans le communisme. Les plus forts d’entre nos ennemis étaient à moitié convaincus de leur propre cause. Ils se contentaient de s’excuser de leur capitalisme. Ils disaient que le capitalisme, avec toutes ses failles – et ils étaient en compétition féroce pour voir qui lui trouverait le plus de failles – que le capitalisme avec toutes ses failles était probablement juste aussi bien qu’on puisse espérer raisonnablement – et ainsi de suite. Et donc nous les avons anéanti.”

Bolshekov fit un rapide mouvement du plat de la main, comme coupant des têtes invisibles.

Henry Hazlitt in Time will run back

Merci à
Jesrad

Going Places (1948)

juin 18, 2007


Your Safety First

juin 6, 2007


Your Safety First
envoyé par SimonAubert

Les Droits de l’Homme

Mai 6, 2007


Si l’on veut prôner une société libre – c’est-à-dire le capitalisme – l’on doit se rendre compte que son fondement indispensable est le principe des Droits individuels.

Si l’on veut défendre les Droits individuels, l’on doit comprendre que le capitalisme est le seul système qui peut les promouvoir et les protéger. Et si l’on veut évaluer le rapport entre la liberté et les objectifs que se donnent aujourd’hui les intellectuels, l’on peut en trouver une image significative dans le fait que le concept des Droits individuels est brouillé, perverti, déformé, presque jamais discuté, et que la plus grande réticence à en parler se trouve justement du côté de la soi-disant « droite ».

Les « Droits » sont un concept moral : le concept qui fournit une transition logique entre les principes qui guident l’action d’une personne et ceux qui gouvernent ses relations avec les autres. Le concept qui maintient et protège la morale individuelle dans un contexte social. Le lien entre le code moral d’une personne et le code juridique d’une société, entre l’éthique et la politique. Les Droits individuels sont le moyen de soumettre l’ordre politique à la règle éthique.

Tout système politique est fondé sur un code moral ou sur un autre. Les déontologies dominantes au cours de l’histoire humaine ont été des variantes de la doctrine altruiste-collectiviste qui subordonnait l’individu à quelque entité supérieure, soit mystique, soit sociale.

En conséquence, la plupart des systèmes politiques ont été des variantes de la même tyrannie étatiste, ne différant que par le degré et non par le principe fondateur, limités seulement par les accidents de la tradition, les désordres, les conflits sanglants et l’effondrement périodique. Dans tous les systèmes de ce genre, la morale était un code applicable â la personne, mais pas à la société. La société était placée en dehors de la loi morale, comme son incarnation, sa source ou son interprète exclusive. L’on considérait qu’inculquer la dévotion sacrificielle au devoir social était la fonction principale de l’éthique dans la vie terrestre de l’homme.

Comme la « société » n’est pas une entité, comme il ne s’agit que d’un groupe de personnes singulières, cela signifiait, en pratique, que les règles sociales étaient exemptes d’un jugement par la loi morale. Elles n’étaient soumises qu’aux rituels traditionnels; elles exerçaient un pouvoir total et exigeaient une obéissance aveugle. Le principe implicite était alors:  » Le Bien est ce qui est bon pour la société (ou pour la tribu, la race, la nation) et les édits des dirigeants de celle-ci sont sa retranscription sur la terre. « 

Ce fonctionnement s’est retrouvé dans tous les systèmes étatistes, sous toutes les variantes de l’éthique altruiste-collectiviste, mystiques ou sociales.  » Le Droit divin de la monarchie  » résume la conception politique des premières, «  »Vox populi, vox Dei  » celle des secondes. En témoignent la théocratie de l’Egypte, avec le pharaon comme dieu incarné, le règne illimité de la majorité ou démocratie d’Athènes, l’Etat-providence de l’Empire romain, l’inquisition de la fin du Moyen-Age, la monarchie absolue de la France d’Ancien régime, l’interventionnisme socialisant de Bismarck, les chambres à gaz de l’Allemagne nazie, la boucherie de l’Union soviétique.

Tous ces systèmes politiques étaient des expressions de l’éthique altruiste-collectiviste, et leur caractéristique commune est le fait que la société s’y trouvait placée au-dessus de la loi morale, dans une position d’omnipotence souveraine et d’acceptation aveugle de l’arbitraire. Ainsi, politiquement, tous ces systèmes étaient des variantes d’une société amorale.
La réussite la plus profondément révolutionnaire des Etats-Unis d’Amérique fut de subordonner la société politique à la règle morale.

Le principe des Droits individuels de l’homme représentait l’extension de la morale au système politique, comme une limitation au pouvoir de l’Etat, comme une protection de la personne contre la force brutale du collectif, comme la subordination de la force au Droit. Les Etats-Unis furent la première société morale de l’histoire des hommes.

Tous les systèmes précédents avaient considéré l’homme comme un objet sacrificiel soumis aux intérêts des autres, et la société comme une fin en soi. Les Etats-Unis ont considéré la personne comme une fin en elle-même, et la société comme le moyen d’une coexistence paisible, ordonnée et volontaire entre les individus. Tous les systèmes précédents avaient soutenu que la vie de l’homme appartenait à la société, que la société pouvait en disposer de la manière qui lui plaisait, et que toute la liberté dont celui-ci pouvait jouir lui était accordée par faveur, par la permission de la société, permission qui pouvait être révoquée à tout instant. Les Etats-Unis ont pensé que la vie de l’homme lui appartient de Droit, (ce qui signifie : par principe moral et de par la nature des choses), qu’un Droit est le propre d’une personne, que la société en tant que telle n’a donc aucun Droit, et que la seule fonction morale de l’Etat est de protéger les Droits individuels.

Un  » Droit  » est un principe moral qui définit et sanctionne la liberté qu’une personne a d’agir dans un contexte social. Il n’existe en ce sens qu’un Droit fondamental (tous les autres ne sont que ses conséquences ou ses corollaires) : le Droit d’un homme de posséder sa propre vie. La vie est un processus d’action auto-engendré et auto-entretenu; le Droit de posséder sa propre vie signifie qu’on a le Droit d’exécuter les actions qui permettent son engendrement et son entretien. Ce qui signifie : le Droit de faire tout ce qui est nécessité par la nature d’un être rationnel pour le maintien, la promotion, l’accomplissement et la réussite de sa propre vie. (Tel est le sens de la formule parlant du Droit de vivre, d’être libre et de rechercher le bonheur que l’on retrouve dans la Déclaration d’Indépendance. )

Le concept de  » Droit  » ne peut faire référence qu’à l’action, spécifiquement à la liberté d’action. Il désigne la liberté par rapport à une contrainte, une coercition ou une ingérence physique de la part d’autres hommes.
Pour tout individu, un Droit est ainsi la sanction morale d’une capacité positive: sa liberté d’agir conformément à son propre jugement, de poursuivre ses buts personnels par un choix autonome, volontaire et sans coercition. Ses Droits n’imposent à ses voisins aucune obligation autre que négative : l’impératif qu’ils s’abstiennent de les violer.

Le Droit de contrôler sa propre vie est la source de tous les Droits, et le Droit de Propriété est leur seule concrétisation possible. Sans Droit de Propriété, aucun autre Droit n’est concevable. Comme il faut à l’homme subvenir à son existence par ses propres efforts, l’homme qui n’a pas de Droit sur les produits de son effort n’a pas les moyens d’entretenir sa vie. Celui qui produit alors que les autres disposent de ce qu’il a produit est un esclave.

Gardez bien en tête que le Droit de Propriété est un Droit d’agir, comme tous les autres. Ce n’est pas un  » droit à  » un objet, mais un Droit à l’action et à ce qu’il résulte de celle-ci sur le plan de la production et de la valeur de ce qui est produit. Ce n’est pas la garantie qu’un homme finira par disposer d’une quelconque richesse ; c’est la garantie qu’il pourra posséder ce qu’il a gagné s’il l’a obtenu par son action productive. C’est donc le Droit d’acquérir, de conserver, d’utiliser et de disposer des valeurs incarnées dans les objets matériels.

Le concept de Droits individuels est tellement nouveau dans l’histoire de l’humanité que la plupart des hommes ne l’ont pas encore complètement compris à ce jour. Se référant aux deux conceptions de l’éthique, la mystique et la sociale, certains affirment que les Droits sont un don de Dieu, les autres qu’ils sont un privilège social. En fait, la source des Droits est la nature de l’homme.

La Déclaration d’Indépendance affirmait que les hommes  » ont été dotés par leur Créateur de certains Droits inaliénables « . Que l’on croie que l’homme est le produit d’un Créateur ou celui de la nature, la question de l’origine de l’homme ne change rien au fait qu’il est une entité d’un certain type, un être rationnel, qu’il ne peut pas fonctionner efficacement sous la menace de la violence, et que les Droits sont une condition nécessaire de son mode d’existence spécifique.

 » La source des Droits de l’Homme n’est pas la loi de Dieu ni la loi du Congrès, mais la Loi de l’Identité. Toute chose est ce qu’elle est, et l’Homme est un homme. Les Droits sont les conditions d’existence nécessitées par la nature de l’homme afin que celui-ci vive décemment. Dès lors que l’homme doit vivre sur terre, il a le droit de se servir de sa conscience rationnelle, il a le droit d’agir librement d’après son propre jugement. Il a le Droit de travailler conformément à ses propres valeurs et de disposer du produit de son travail. Si ce qu’il veut c’est vivre sur terre, il a le Droit de vivre comme un être rationnel: la nature même lui interdit l’irrationalité  » (Atlas Shrugged, discours de John Galt).

Violer les Droits d’un homme signifie l’obliger à agir contre son propre jugement, ou s’emparer par la force de ce qu’il a produit. Fondamentalement, il n’y a qu’une façon de parvenir à cela: recourir à la violence physique. Deux groupes de personnes peuvent violer les Droits de l’Homme: les malfaiteurs et les hommes de l’Etat. La grande réussite des Etats-Unis fut d’établir une différence entre les deux, en interdisant aux seconds d’exercer une version légalisée des activités des premiers.

La Déclaration d’Indépendance posa le principe que  » C’est pour assurer ces Droits que les Etats ont été institués parmi les hommes « . Ce principe a fourni la seule justification valable de l’existence d’un Etat et a défini sa seule fonction légitime : assurer les Droits des hommes en protégeant ceux-ci de la violence physique.
Ainsi le rôle des hommes de l’Etat fut-il transformé: de maîtres, ils devinrent serviteurs. L’Etat était institué pour protéger les personnes contre les malfaiteurs, et la Constitution était écrite pour les protéger des hommes de l’Etat. La Déclaration des Droits n’était pas dirigée contre les citoyens privés, mais contre les décideurs publics, comme une déclaration explicite soulignant que les Droits individuels l’emportent sur tout pouvoir politique.

Le résultat fut un modèle de société civilisée que, pour la brève période de quelque cent cinquante ans, les Etats-Unis furent bien près de réaliser effectivement. Une société civilisée est une société où la violence physique est bannie dans les relations humaines, et dans laquelle les hommes de l’Etat, agissant comme des gendarmes, ne peuvent faire usage de la force qu’au titre de riposte et seulement contre ceux qui ont enclenché cet usage.
Tels étaient la signification et le but essentiels de la philosophie politique américaine, implicites dans le principe des Droits individuels. Mais cette signification et ce but ne furent pas formulés explicitement, et dès lors ne furent ni complètement acceptés, ni mis en pratique de façon cohérente.

L’élément contradictoire interne aux Etats-Unis était l’existence en elle de l’éthique altruiste – collectiviste.
L’altruisme est incompatible avec la liberté, avec le capitalisme et avec les Droits individuels. On ne peut pas combiner la recherche du bonheur avec le statut moral d’animal sacrificiel.

C’est le concept de Droits individuels qui avait donné naissance à la possibilité d’une société libre. C’est par la destruction des Droits individuels que la destruction de la liberté devait commencer.

Une tyrannie collectiviste ne peut se permettre de réduire tout un pays à l’esclavage par la confiscation ouverte de ses productions, matérielles ou morales. Elle ne peut parvenir à cette fin que par un processus de corruption interne. De même que dans le domaine matériel le pillage de la richesse d’un pays se fait par une politique d’inflation sur la monnaie, l’on peut aujourd’hui observer la mise en place d’un processus d’inflation dans le domaine des Droits. Ce processus repose sur une telle prolifération de « nouveaux droits » récemment proclamés que les gens ne se rendent pas compte que le sens du concept est inversé. De même que la mauvaise monnaie est imposée à la place des bonnes, ces droits en monnaie de singe détruisent les Droits authentiques.
Considérez ce fait curieux : jamais l’on n’a observé à un tel point, tout autour du monde, la prolifération de deux phénomènes apparemment contradictoires : les prétendus « nouveaux droits » et les camps de travail forcé.
L’astuce a consisté à faire glisser le concept de Droit du domaine politique à celui de l’économie.

Le programme du Parti Démocrate en 1960 résume ce tour de passe-passe avec hardiesse et franchise. Il proclame que les Démocrates s’ils parviennent au pouvoir  » réaffirmeront la Déclaration des droits économiques que Franklin Roosevelt inscrivit dans notre conscience nationale il y a seize ans. « 

Gardez bien présent à l’esprit ce que signifie le concept des  » Droits « , en lisant la liste de ce que propose ledit programme :

 » 1. Le ‘droit à’ un travail utile et rémunérateur dans l’industrie, le commerce, le secteur agricole ou le secteur minier.

 » 2. Le ‘droit à’ gagner assez d’argent pour obtenir une quantité suffisante de nourriture, de vêtements et de moyens de distraction.

 » 3. Le ‘droit de tout agriculteur à cultiver et à vendre ses produits’ en étant sûr d’en tirer suffisamment pour obtenir, pour lui et sa famille, les moyens d’une vie acceptable.

 » 4. Le ‘droit de tout entrepreneur, grand ou petit, à échanger dans une atmosphère libérée de la concurrence déloyale et du poids dominateur des monopoles’ chez lui et à l’étranger.

 » 5. Le ‘droit de toute famille à’ une maison confortable.

 » 6. Le ‘droit à’ des soins médicaux suffisants et à la possibilité de vivre en bonne santé.

 » 7.Le ‘droit à’ une protection adéquate contre les risques économiques liés à l’âge, à la maladie, aux accidents et au chômage.

 » 8. Le ‘droit à’ une bonne éducation. « 

Une simple question ajoutée à chacune des clauses ci-dessus suffirait à faire comprendre de quoi il s’agit : « aux dépens de qui? »

Les emplois, la nourriture, les vêtements, les moyens de distraction, les maisons, les soins médicaux, l’éducation, etc, ne poussent pas sur les arbres. Ce sont des produits de l’action humaine; des biens et des services qui ont été créés par quelqu’un. Qui sera là pour les fournir ?
Si certains ont le  » droit  » de vivre aux dépens du travail des autres, cela veut dire que ces autres sont privés de leurs Droits et condamnés à travailler comme des esclaves.

Tout prétendu  » droit  » d’un homme, qui nécessite de violer les Droits d’un autre homme, n’est pas, et ne peut pas être un Droit. Personne ne peut avoir le Droit d’imposer une obligation que l’on n’a pas choisie, un devoir sans récompense ou une servitude involontaire. II ne peut pas y avoir de  » droit de réduire des hommes à l’esclavage « .

Un Droit n’implique pas sa concrétisation matérielle par l’action d’autres hommes; il implique uniquement la liberté pour chacun de parvenir à cette concrétisation grâce à son propre effort.

Remarquez, dans ce contexte, la précision intellectuelle des Pères Fondateurs des Etats-Unis : ils parlaient du Droit de rechercher le bonheur, et pas du  » droit au  » bonheur. Cela veut dire qu’un homme a le Droit d’entreprendre les actions qu’il juge nécessaires pour atteindre le bonheur; cela ne veut pas dire que les autres ont le devoir de le rendre heureux.

Le Droit de vivre implique que tout homme a le Droit de subvenir aux nécessités matérielles impliquées par le fait qu’il vit grâce à son travail (quel que soit le niveau où celui-ci se situe dans l’économie); il n’implique pas que les autres doivent lui fournir ses moyens d’existence.
Le Droit de Propriété implique qu’un homme a le Droit d’entreprendre les actions économiques nécessaires pour acquérir une propriété, il n’implique pas que les autres doivent lui fournir une propriété.

Le Droit de libre expression implique qu’une personne a le Droit d’exprimer ses idées sans courir le risque d’être réprimée, entravée ou punie par les hommes de l’Etat. Il n’implique pas que les autres doivent lui fournir une salle de conférences, une station de radio ou une imprimerie pour exprimer ses idées.

Toute entreprise qui implique plus d’une personne nécessite le consentement volontaire de chacun des participants. Chacun d’entre eux a le Droit de prendre ses propres décisions, et personne n’a celui d’imposer ses décisions aux autres.

Il n’existe pas ainsi de  » droit à l’emploi « . Il n’existe que le Droit d’échanger librement, c’est-à-dire : le Droit que chacun possède d’être embauché si une autre personne décide de payer ses services. Il n’y a pas de  » droit au logement « , il n’y a que le Droit là encore d’échanger librement : le Droit de louer un logement ou de l’acheter. Il n’y a pas de  » droit à un salaire décent  » ou à un prix  » acceptable  » si personne n’accepte de payer ce prix ou ce salaire. Il n’y a pas de  » droit à consommer  » du lait, des chaussures, des places de cinéma ou des bouteilles de champagne si aucun producteur n’a décidé de fabriquer ces articles; il n’y a que le Droit de les fabriquer soi-même. Il n’y a pas de  » droits catégoriels « : pas de  » droits des agriculteurs, des travailleurs, des employés, des employeurs, des vieux, des jeunes, des enfants à naître « . Il n’y a que les Droits de l’Homme, des Droits possédés par toute personne singulière et par tous les hommes en tant qu’individus.

Le Droit de Propriété et le Droit d’échanger librement qui en découle sont les seuls  » Droits économiques  » de l’Homme. Il s’agit en fait de Droits politiques, et il ne peut y avoir de  » Déclaration des droits économiques de l’homme « . Remarquez seulement que les partisans des seconds ont quasiment détruit les premiers.

Rappelez-vous que les Droits sont des principes moraux qui définissent et protègent la liberté d’action d’une personne, mais n’imposent aucune obligation aux autres hommes. Les citoyens privés ne sont pas une menace pour les Droits ou pour les libertés les uns des autres. Un citoyen privé qui a recours à la violence physique en violation des Droits des autres est un malfaiteur, et les hommes ont contre lui la protection de la loi.

Dans tous les pays et à toutes les époques, ces malfaiteurs-là ont toujours été une petite minorité, et le mal qu’ils ont fait à l’humanité est infinitésimal quand on le compare aux horreurs : bains de sang, guerres, persécutions, confiscations, famines, réduction à l’esclavage, ou destructions massives, perpétrées par les castes politiques de l’humanité. Potentiellement, un Etat est la plus grande menace qui pèse sur les Droits de l’Homme : il possède en général le monopole légal de l’usage de la force physique contre des victimes légalement désarmées. Quand son pouvoir n’est ni limité ni restreint par les Droits individuels, l’ Etat est le plus mortel ennemi des hommes. Ce n’est pas en raison de la nécessité de se protéger contre les actions privées, mais en raison de celle de se protéger contre les décisions publiques que la Déclaration des Droits a été écrite.

Considérez maintenant quel procédé se trouve utilisé pour détruire cette protection.
Le procédé consiste à attribuer aux citoyens privés d’être les auteurs de violations spécifiques du Droit que la constitution interdit aux hommes de l’Etat (et que les citoyens privés n’ont pas dans les faits le pouvoir de commettre) – ce qui permet de libérer les hommes de l’Etat de toute contrainte. Les résultats sont au présent particulièrement visibles dans le domaine de la liberté d’expression. Pendant des années, les collectivistes ont propagé l’idée que lorsqu’une personne privée refuse de financer un opposant, elle commet une  » violation de la liberté d’expression  » de cet opposant et un acte de  » censure « .

C’est de la  » censure « , prétendent-ils, lorsqu’un journal refuse d’employer ou de publier des auteurs dont les idées sont diamétralement opposées à sa politique.
C’est de la  » censure « , prétendent-ils encore lorsqu’un homme d’affaire refuse de faire publier des publicités dans un magazine qui le dénonce, l’insulte et le traîne dans la boue.

C’est de la  » censure « , prétendent-ils enfin, lorsque quelqu’un qui finance une émission de télévision proteste contre une ignominie – telle l’invitation faite à Alger Hiss de venir calomnier en direct Richard Nixon – perpétrée au cours d’une émission pour laquelle il donne son argent.
A ce propos un certain Newton N. Minow a déclaré:  » il y a la censure des indices d’écoute, celle des annonceurs, celle des chaînes, des stations associées qui refusent les programmes qu’on offre à leurs zones d’émission « . C’est le même M. Minow qui menace à présent de révoquer l’autorisation de toute station qui ne se soumettrait pas à ses conceptions des programmes, et qui prétend que cela, ce ne serait pas de la censure. Examinez les implications de tout ceci.

La  » censure  » est un terme uniquement applicable aux actions de l’Etat. Aucune action privée ne peut être énoncée comme un acte de censure. Aucun individu et aucune agence non publique ne peut réduire un homme au silence, ni réprimer une publication. Seul un Etat peut y parvenir. La liberté d’expression d’une personne privée inclut le Droit de ne pas être d’accord avec ses adversaires, de ne pas les écouter et de ne pas les financer.

Pourtant, selon la doctrine dite des  » droits économiques de l’homme « , un individu n’aurait pas le Droit de disposer de ses propres moyens matériels et de les utiliser selon ses propres convictions, mais devrait donner son argent sans discrimination à n’importe quel discoureur ou propagandiste, qui aurait ainsi un  » droit à  » … ce qui ne lui appartient pas. Cela signifie que la capacité de produire les moyens matériels nécessaires à l’expression des idées serait ce qui prive un homme du Droit de penser ce qu’il pense. Cela signifie aussi qu’un éditeur devrait publier des livres qu’il trouve mauvais, falsificateurs ou pervers, que le financier d’une émission de télévision devrait rétribuer des commentateurs qui ont choisi de s’en prendre à ses convictions. Que le propriétaire d’un journal devrait livrer ses pages éditoriales à tout jeune voyou qui fait de l’agitation pour réduire la presse à la servitude. Cela signifie donc qu’un groupe d’hommes aurait le droit illimité de faire n’importe quoi, alors qu’un autre groupe se trouverait réduit à la dépossession et à l’impuissance.

Mais comme il serait évidemment impossible de fournir à quiconque les réclame, un emploi, un micro ou les colonnes d’un journal, qui décidera de la  » distribution  » des  » droits économiques  » et choisira leurs bénéficiaires, lorsque le Droit de choisir qui appartenait aux propriétaires aura été aboli? Eh bien, cela au moins, M. Minow l’a indiqué avec beaucoup de clarté.

Et si vous faites l’erreur de croire que tout ce qui précède ne s’applique qu’aux grands possédants, il serait temps pour vous de vous rendre compte que la théorie des  » droits économiques  » implique pour n’importe quel théâtreux en mal de spectacle, pour n’importe quel poète baba, pour n’importe quel compositeur de bruits ou pour tout  » artiste  » non objectif (pourvu d’appuis politiques), le  » droit au  » soutien financier que vous aviez choisi de ne pas leur donner en n’assistant pas à leurs exhibitions. Quelle autre signification peut avoir la décision de dépenser l’argent de vos impôts pour subventionner la  » culture « ?

Ainsi, pendant que des gens se promènent la bouche pleine de ces  » droits économiques  » le concept des Droits politiques est en train de disparaître. On oublie que le Droit de libre expression désigne la liberté de prôner ses propres opinions et d’en subir les conséquences, y compris le désaccord avec les autres, leur opposition, leur hostilité et leur refus de vous soutenir. La fonction politique du Droit de libre expression est de protéger les dissidents et les minorités impopulaires contre la répression violente, non de leur garantir le soutien matériel, les avantages et les récompenses d’une popularité qu’ils n’ont rien fait pour mériter.

La Déclaration des Droits stipule :  » Le Congrès ne fera aucune loi… limitant la liberté de parole, ni celle de ta presse… « , il n’y est pas exigé des citoyens privés qu’ils fournissent un micro à l’homme qui prône leur destruction, ou un passe au voleur qui cherche à les cambrioler, ou un couteau à l’assassin qui veut leur couper la gorge.

Tel est l’état de l’un des débats les plus cruciaux du temps présent: celui où s’opposent les Droits politiques et les  » droits économiques « . Il faut choisir. Car ils sont incompatibles entre eux, et les seconds détruisent les premiers. En fait, il n’y a pas de  » droits économiques « , pas de  » droits collectifs « , pas de  » droits de l’intérêt général « . Le terme  » Droits de l’individu  » est une redondance: il n’y a pas d’autre forme de Droit et personne d’autre n’en possède.

Les partisans du capitalisme de laissez-faire sont les seuls défenseurs des Droits de l’Homme.

Ayn Rand in The Objectivist Newsletter.

Les Droits de l’Homme (Ayn Rand)

Mai 6, 2007


Si l’on veut prôner une société libre – c’est-à-dire le capitalisme – l’on doit se rendre compte que son fondement indispensable est le principe des Droits individuels.

Si l’on veut défendre les Droits individuels, l’on doit comprendre que le capitalisme est le seul système qui peut les promouvoir et les protéger. Et si l’on veut évaluer le rapport entre la liberté et les objectifs que se donnent aujourd’hui les intellectuels, l’on peut en trouver une image significative dans le fait que le concept des Droits individuels est brouillé, perverti, déformé, presque jamais discuté, et que la plus grande réticence à en parler se trouve justement du côté de la soi-disant « droite ».

Les « Droits » sont un concept moral : le concept qui fournit une transition logique entre les principes qui guident l’action d’une personne et ceux qui gouvernent ses relations avec les autres. Le concept qui maintient et protège la morale individuelle dans un contexte social. Le lien entre le code moral d’une personne et le code juridique d’une société, entre l’éthique et la politique. Les Droits individuels sont le moyen de soumettre l’ordre politique à la règle éthique.

Tout système politique est fondé sur un code moral ou sur un autre. Les déontologies dominantes au cours de l’histoire humaine ont été des variantes de la doctrine altruiste-collectiviste qui subordonnait l’individu à quelque entité supérieure, soit mystique, soit sociale.

En conséquence, la plupart des systèmes politiques ont été des variantes de la même tyrannie étatiste, ne différant que par le degré et non par le principe fondateur, limités seulement par les accidents de la tradition, les désordres, les conflits sanglants et l’effondrement périodique. Dans tous les systèmes de ce genre, la morale était un code applicable â la personne, mais pas à la société. La société était placée en dehors de la loi morale, comme son incarnation, sa source ou son interprète exclusive. L’on considérait qu’inculquer la dévotion sacrificielle au devoir social était la fonction principale de l’éthique dans la vie terrestre de l’homme.

Comme la « société » n’est pas une entité, comme il ne s’agit que d’un groupe de personnes singulières, cela signifiait, en pratique, que les règles sociales étaient exemptes d’un jugement par la loi morale. Elles n’étaient soumises qu’aux rituels traditionnels; elles exerçaient un pouvoir total et exigeaient une obéissance aveugle. Le principe implicite était alors:  » Le Bien est ce qui est bon pour la société (ou pour la tribu, la race, la nation) et les édits des dirigeants de celle-ci sont sa retranscription sur la terre. « 

Ce fonctionnement s’est retrouvé dans tous les systèmes étatistes, sous toutes les variantes de l’éthique altruiste-collectiviste, mystiques ou sociales.  » Le Droit divin de la monarchie  » résume la conception politique des premières, «  »Vox populi, vox Dei  » celle des secondes. En témoignent la théocratie de l’Egypte, avec le pharaon comme dieu incarné, le règne illimité de la majorité ou démocratie d’Athènes, l’Etat-providence de l’Empire romain, l’inquisition de la fin du Moyen-Age, la monarchie absolue de la France d’Ancien régime, l’interventionnisme socialisant de Bismarck, les chambres à gaz de l’Allemagne nazie, la boucherie de l’Union soviétique.

Tous ces systèmes politiques étaient des expressions de l’éthique altruiste-collectiviste, et leur caractéristique commune est le fait que la société s’y trouvait placée au-dessus de la loi morale, dans une position d’omnipotence souveraine et d’acceptation aveugle de l’arbitraire. Ainsi, politiquement, tous ces systèmes étaient des variantes d’une société amorale.
La réussite la plus profondément révolutionnaire des Etats-Unis d’Amérique fut de subordonner la société politique à la règle morale.

Le principe des Droits individuels de l’homme représentait l’extension de la morale au système politique, comme une limitation au pouvoir de l’Etat, comme une protection de la personne contre la force brutale du collectif, comme la subordination de la force au Droit. Les Etats-Unis furent la première société morale de l’histoire des hommes.

Tous les systèmes précédents avaient considéré l’homme comme un objet sacrificiel soumis aux intérêts des autres, et la société comme une fin en soi. Les Etats-Unis ont considéré la personne comme une fin en elle-même, et la société comme le moyen d’une coexistence paisible, ordonnée et volontaire entre les individus. Tous les systèmes précédents avaient soutenu que la vie de l’homme appartenait à la société, que la société pouvait en disposer de la manière qui lui plaisait, et que toute la liberté dont celui-ci pouvait jouir lui était accordée par faveur, par la permission de la société, permission qui pouvait être révoquée à tout instant. Les Etats-Unis ont pensé que la vie de l’homme lui appartient de Droit, (ce qui signifie : par principe moral et de par la nature des choses), qu’un Droit est le propre d’une personne, que la société en tant que telle n’a donc aucun Droit, et que la seule fonction morale de l’Etat est de protéger les Droits individuels.

Un  » Droit  » est un principe moral qui définit et sanctionne la liberté qu’une personne a d’agir dans un contexte social. Il n’existe en ce sens qu’un Droit fondamental (tous les autres ne sont que ses conséquences ou ses corollaires) : le Droit d’un homme de posséder sa propre vie. La vie est un processus d’action auto-engendré et auto-entretenu; le Droit de posséder sa propre vie signifie qu’on a le Droit d’exécuter les actions qui permettent son engendrement et son entretien. Ce qui signifie : le Droit de faire tout ce qui est nécessité par la nature d’un être rationnel pour le maintien, la promotion, l’accomplissement et la réussite de sa propre vie. (Tel est le sens de la formule parlant du Droit de vivre, d’être libre et de rechercher le bonheur que l’on retrouve dans la Déclaration d’Indépendance. )

Le concept de  » Droit  » ne peut faire référence qu’à l’action, spécifiquement à la liberté d’action. Il désigne la liberté par rapport à une contrainte, une coercition ou une ingérence physique de la part d’autres hommes.
Pour tout individu, un Droit est ainsi la sanction morale d’une capacité positive: sa liberté d’agir conformément à son propre jugement, de poursuivre ses buts personnels par un choix autonome, volontaire et sans coercition. Ses Droits n’imposent à ses voisins aucune obligation autre que négative : l’impératif qu’ils s’abstiennent de les violer.

Le Droit de contrôler sa propre vie est la source de tous les Droits, et le Droit de Propriété est leur seule concrétisation possible. Sans Droit de Propriété, aucun autre Droit n’est concevable. Comme il faut à l’homme subvenir à son existence par ses propres efforts, l’homme qui n’a pas de Droit sur les produits de son effort n’a pas les moyens d’entretenir sa vie. Celui qui produit alors que les autres disposent de ce qu’il a produit est un esclave.

Gardez bien en tête que le Droit de Propriété est un Droit d’agir, comme tous les autres. Ce n’est pas un  » droit à  » un objet, mais un Droit à l’action et à ce qu’il résulte de celle-ci sur le plan de la production et de la valeur de ce qui est produit. Ce n’est pas la garantie qu’un homme finira par disposer d’une quelconque richesse ; c’est la garantie qu’il pourra posséder ce qu’il a gagné s’il l’a obtenu par son action productive. C’est donc le Droit d’acquérir, de conserver, d’utiliser et de disposer des valeurs incarnées dans les objets matériels.

Le concept de Droits individuels est tellement nouveau dans l’histoire de l’humanité que la plupart des hommes ne l’ont pas encore complètement compris à ce jour. Se référant aux deux conceptions de l’éthique, la mystique et la sociale, certains affirment que les Droits sont un don de Dieu, les autres qu’ils sont un privilège social. En fait, la source des Droits est la nature de l’homme.

La Déclaration d’Indépendance affirmait que les hommes  » ont été dotés par leur Créateur de certains Droits inaliénables « . Que l’on croie que l’homme est le produit d’un Créateur ou celui de la nature, la question de l’origine de l’homme ne change rien au fait qu’il est une entité d’un certain type, un être rationnel, qu’il ne peut pas fonctionner efficacement sous la menace de la violence, et que les Droits sont une condition nécessaire de son mode d’existence spécifique.

 » La source des Droits de l’Homme n’est pas la loi de Dieu ni la loi du Congrès, mais la Loi de l’Identité. Toute chose est ce qu’elle est, et l’Homme est un homme. Les Droits sont les conditions d’existence nécessitées par la nature de l’homme afin que celui-ci vive décemment. Dès lors que l’homme doit vivre sur terre, il a le droit de se servir de sa conscience rationnelle, il a le droit d’agir librement d’après son propre jugement. Il a le Droit de travailler conformément à ses propres valeurs et de disposer du produit de son travail. Si ce qu’il veut c’est vivre sur terre, il a le Droit de vivre comme un être rationnel: la nature même lui interdit l’irrationalité  » (Atlas Shrugged, discours de John Galt).

Violer les Droits d’un homme signifie l’obliger à agir contre son propre jugement, ou s’emparer par la force de ce qu’il a produit. Fondamentalement, il n’y a qu’une façon de parvenir à cela: recourir à la violence physique. Deux groupes de personnes peuvent violer les Droits de l’Homme: les malfaiteurs et les hommes de l’Etat. La grande réussite des Etats-Unis fut d’établir une différence entre les deux, en interdisant aux seconds d’exercer une version légalisée des activités des premiers.

La Déclaration d’Indépendance posa le principe que  » C’est pour assurer ces Droits que les Etats ont été institués parmi les hommes « . Ce principe a fourni la seule justification valable de l’existence d’un Etat et a défini sa seule fonction légitime : assurer les Droits des hommes en protégeant ceux-ci de la violence physique.
Ainsi le rôle des hommes de l’Etat fut-il transformé: de maîtres, ils devinrent serviteurs. L’Etat était institué pour protéger les personnes contre les malfaiteurs, et la Constitution était écrite pour les protéger des hommes de l’Etat. La Déclaration des Droits n’était pas dirigée contre les citoyens privés, mais contre les décideurs publics, comme une déclaration explicite soulignant que les Droits individuels l’emportent sur tout pouvoir politique.

Le résultat fut un modèle de société civilisée que, pour la brève période de quelque cent cinquante ans, les Etats-Unis furent bien près de réaliser effectivement. Une société civilisée est une société où la violence physique est bannie dans les relations humaines, et dans laquelle les hommes de l’Etat, agissant comme des gendarmes, ne peuvent faire usage de la force qu’au titre de riposte et seulement contre ceux qui ont enclenché cet usage.
Tels étaient la signification et le but essentiels de la philosophie politique américaine, implicites dans le principe des Droits individuels. Mais cette signification et ce but ne furent pas formulés explicitement, et dès lors ne furent ni complètement acceptés, ni mis en pratique de façon cohérente.

L’élément contradictoire interne aux Etats-Unis était l’existence en elle de l’éthique altruiste – collectiviste.
L’altruisme est incompatible avec la liberté, avec le capitalisme et avec les Droits individuels. On ne peut pas combiner la recherche du bonheur avec le statut moral d’animal sacrificiel.

C’est le concept de Droits individuels qui avait donné naissance à la possibilité d’une société libre. C’est par la destruction des Droits individuels que la destruction de la liberté devait commencer.

Une tyrannie collectiviste ne peut se permettre de réduire tout un pays à l’esclavage par la confiscation ouverte de ses productions, matérielles ou morales. Elle ne peut parvenir à cette fin que par un processus de corruption interne. De même que dans le domaine matériel le pillage de la richesse d’un pays se fait par une politique d’inflation sur la monnaie, l’on peut aujourd’hui observer la mise en place d’un processus d’inflation dans le domaine des Droits. Ce processus repose sur une telle prolifération de « nouveaux droits » récemment proclamés que les gens ne se rendent pas compte que le sens du concept est inversé. De même que la mauvaise monnaie est imposée à la place des bonnes, ces droits en monnaie de singe détruisent les Droits authentiques.
Considérez ce fait curieux : jamais l’on n’a observé à un tel point, tout autour du monde, la prolifération de deux phénomènes apparemment contradictoires : les prétendus « nouveaux droits » et les camps de travail forcé.
L’astuce a consisté à faire glisser le concept de Droit du domaine politique à celui de l’économie.

Le programme du Parti Démocrate en 1960 résume ce tour de passe-passe avec hardiesse et franchise. Il proclame que les Démocrates s’ils parviennent au pouvoir  » réaffirmeront la Déclaration des droits économiques que Franklin Roosevelt inscrivit dans notre conscience nationale il y a seize ans. « 

Gardez bien présent à l’esprit ce que signifie le concept des  » Droits « , en lisant la liste de ce que propose ledit programme :

 » 1. Le ‘droit à’ un travail utile et rémunérateur dans l’industrie, le commerce, le secteur agricole ou le secteur minier.

 » 2. Le ‘droit à’ gagner assez d’argent pour obtenir une quantité suffisante de nourriture, de vêtements et de moyens de distraction.

 » 3. Le ‘droit de tout agriculteur à cultiver et à vendre ses produits’ en étant sûr d’en tirer suffisamment pour obtenir, pour lui et sa famille, les moyens d’une vie acceptable.

 » 4. Le ‘droit de tout entrepreneur, grand ou petit, à échanger dans une atmosphère libérée de la concurrence déloyale et du poids dominateur des monopoles’ chez lui et à l’étranger.

 » 5. Le ‘droit de toute famille à’ une maison confortable.

 » 6. Le ‘droit à’ des soins médicaux suffisants et à la possibilité de vivre en bonne santé.

 » 7.Le ‘droit à’ une protection adéquate contre les risques économiques liés à l’âge, à la maladie, aux accidents et au chômage.

 » 8. Le ‘droit à’ une bonne éducation. « 

Une simple question ajoutée à chacune des clauses ci-dessus suffirait à faire comprendre de quoi il s’agit : « aux dépens de qui? »

Les emplois, la nourriture, les vêtements, les moyens de distraction, les maisons, les soins médicaux, l’éducation, etc, ne poussent pas sur les arbres. Ce sont des produits de l’action humaine; des biens et des services qui ont été créés par quelqu’un. Qui sera là pour les fournir ?
Si certains ont le  » droit  » de vivre aux dépens du travail des autres, cela veut dire que ces autres sont privés de leurs Droits et condamnés à travailler comme des esclaves.

Tout prétendu  » droit  » d’un homme, qui nécessite de violer les Droits d’un autre homme, n’est pas, et ne peut pas être un Droit. Personne ne peut avoir le Droit d’imposer une obligation que l’on n’a pas choisie, un devoir sans récompense ou une servitude involontaire. II ne peut pas y avoir de  » droit de réduire des hommes à l’esclavage « .

Un Droit n’implique pas sa concrétisation matérielle par l’action d’autres hommes; il implique uniquement la liberté pour chacun de parvenir à cette concrétisation grâce à son propre effort.

Remarquez, dans ce contexte, la précision intellectuelle des Pères Fondateurs des Etats-Unis : ils parlaient du Droit de rechercher le bonheur, et pas du  » droit au  » bonheur. Cela veut dire qu’un homme a le Droit d’entreprendre les actions qu’il juge nécessaires pour atteindre le bonheur; cela ne veut pas dire que les autres ont le devoir de le rendre heureux.

Le Droit de vivre implique que tout homme a le Droit de subvenir aux nécessités matérielles impliquées par le fait qu’il vit grâce à son travail (quel que soit le niveau où celui-ci se situe dans l’économie); il n’implique pas que les autres doivent lui fournir ses moyens d’existence.
Le Droit de Propriété implique qu’un homme a le Droit d’entreprendre les actions économiques nécessaires pour acquérir une propriété, il n’implique pas que les autres doivent lui fournir une propriété.

Le Droit de libre expression implique qu’une personne a le Droit d’exprimer ses idées sans courir le risque d’être réprimée, entravée ou punie par les hommes de l’Etat. Il n’implique pas que les autres doivent lui fournir une salle de conférences, une station de radio ou une imprimerie pour exprimer ses idées.

Toute entreprise qui implique plus d’une personne nécessite le consentement volontaire de chacun des participants. Chacun d’entre eux a le Droit de prendre ses propres décisions, et personne n’a celui d’imposer ses décisions aux autres.

Il n’existe pas ainsi de  » droit à l’emploi « . Il n’existe que le Droit d’échanger librement, c’est-à-dire : le Droit que chacun possède d’être embauché si une autre personne décide de payer ses services. Il n’y a pas de  » droit au logement « , il n’y a que le Droit là encore d’échanger librement : le Droit de louer un logement ou de l’acheter. Il n’y a pas de  » droit à un salaire décent  » ou à un prix  » acceptable  » si personne n’accepte de payer ce prix ou ce salaire. Il n’y a pas de  » droit à consommer  » du lait, des chaussures, des places de cinéma ou des bouteilles de champagne si aucun producteur n’a décidé de fabriquer ces articles; il n’y a que le Droit de les fabriquer soi-même. Il n’y a pas de  » droits catégoriels « : pas de  » droits des agriculteurs, des travailleurs, des employés, des employeurs, des vieux, des jeunes, des enfants à naître « . Il n’y a que les Droits de l’Homme, des Droits possédés par toute personne singulière et par tous les hommes en tant qu’individus.

Le Droit de Propriété et le Droit d’échanger librement qui en découle sont les seuls  » Droits économiques  » de l’Homme. Il s’agit en fait de Droits politiques, et il ne peut y avoir de  » Déclaration des droits économiques de l’homme « . Remarquez seulement que les partisans des seconds ont quasiment détruit les premiers.

Rappelez-vous que les Droits sont des principes moraux qui définissent et protègent la liberté d’action d’une personne, mais n’imposent aucune obligation aux autres hommes. Les citoyens privés ne sont pas une menace pour les Droits ou pour les libertés les uns des autres. Un citoyen privé qui a recours à la violence physique en violation des Droits des autres est un malfaiteur, et les hommes ont contre lui la protection de la loi.

Dans tous les pays et à toutes les époques, ces malfaiteurs-là ont toujours été une petite minorité, et le mal qu’ils ont fait à l’humanité est infinitésimal quand on le compare aux horreurs : bains de sang, guerres, persécutions, confiscations, famines, réduction à l’esclavage, ou destructions massives, perpétrées par les castes politiques de l’humanité. Potentiellement, un Etat est la plus grande menace qui pèse sur les Droits de l’Homme : il possède en général le monopole légal de l’usage de la force physique contre des victimes légalement désarmées. Quand son pouvoir n’est ni limité ni restreint par les Droits individuels, l’ Etat est le plus mortel ennemi des hommes. Ce n’est pas en raison de la nécessité de se protéger contre les actions privées, mais en raison de celle de se protéger contre les décisions publiques que la Déclaration des Droits a été écrite.

Considérez maintenant quel procédé se trouve utilisé pour détruire cette protection.
Le procédé consiste à attribuer aux citoyens privés d’être les auteurs de violations spécifiques du Droit que la constitution interdit aux hommes de l’Etat (et que les citoyens privés n’ont pas dans les faits le pouvoir de commettre) – ce qui permet de libérer les hommes de l’Etat de toute contrainte. Les résultats sont au présent particulièrement visibles dans le domaine de la liberté d’expression. Pendant des années, les collectivistes ont propagé l’idée que lorsqu’une personne privée refuse de financer un opposant, elle commet une  » violation de la liberté d’expression  » de cet opposant et un acte de  » censure « .

C’est de la  » censure « , prétendent-ils, lorsqu’un journal refuse d’employer ou de publier des auteurs dont les idées sont diamétralement opposées à sa politique.
C’est de la  » censure « , prétendent-ils encore lorsqu’un homme d’affaire refuse de faire publier des publicités dans un magazine qui le dénonce, l’insulte et le traîne dans la boue.

C’est de la  » censure « , prétendent-ils enfin, lorsque quelqu’un qui finance une émission de télévision proteste contre une ignominie – telle l’invitation faite à Alger Hiss de venir calomnier en direct Richard Nixon – perpétrée au cours d’une émission pour laquelle il donne son argent.
A ce propos un certain Newton N. Minow a déclaré:  » il y a la censure des indices d’écoute, celle des annonceurs, celle des chaînes, des stations associées qui refusent les programmes qu’on offre à leurs zones d’émission « . C’est le même M. Minow qui menace à présent de révoquer l’autorisation de toute station qui ne se soumettrait pas à ses conceptions des programmes, et qui prétend que cela, ce ne serait pas de la censure. Examinez les implications de tout ceci.

La  » censure  » est un terme uniquement applicable aux actions de l’Etat. Aucune action privée ne peut être énoncée comme un acte de censure. Aucun individu et aucune agence non publique ne peut réduire un homme au silence, ni réprimer une publication. Seul un Etat peut y parvenir. La liberté d’expression d’une personne privée inclut le Droit de ne pas être d’accord avec ses adversaires, de ne pas les écouter et de ne pas les financer.

Pourtant, selon la doctrine dite des  » droits économiques de l’homme « , un individu n’aurait pas le Droit de disposer de ses propres moyens matériels et de les utiliser selon ses propres convictions, mais devrait donner son argent sans discrimination à n’importe quel discoureur ou propagandiste, qui aurait ainsi un  » droit à  » … ce qui ne lui appartient pas. Cela signifie que la capacité de produire les moyens matériels nécessaires à l’expression des idées serait ce qui prive un homme du Droit de penser ce qu’il pense. Cela signifie aussi qu’un éditeur devrait publier des livres qu’il trouve mauvais, falsificateurs ou pervers, que le financier d’une émission de télévision devrait rétribuer des commentateurs qui ont choisi de s’en prendre à ses convictions. Que le propriétaire d’un journal devrait livrer ses pages éditoriales à tout jeune voyou qui fait de l’agitation pour réduire la presse à la servitude. Cela signifie donc qu’un groupe d’hommes aurait le droit illimité de faire n’importe quoi, alors qu’un autre groupe se trouverait réduit à la dépossession et à l’impuissance.

Mais comme il serait évidemment impossible de fournir à quiconque les réclame, un emploi, un micro ou les colonnes d’un journal, qui décidera de la  » distribution  » des  » droits économiques  » et choisira leurs bénéficiaires, lorsque le Droit de choisir qui appartenait aux propriétaires aura été aboli? Eh bien, cela au moins, M. Minow l’a indiqué avec beaucoup de clarté.

Et si vous faites l’erreur de croire que tout ce qui précède ne s’applique qu’aux grands possédants, il serait temps pour vous de vous rendre compte que la théorie des  » droits économiques  » implique pour n’importe quel théâtreux en mal de spectacle, pour n’importe quel poète baba, pour n’importe quel compositeur de bruits ou pour tout  » artiste  » non objectif (pourvu d’appuis politiques), le  » droit au  » soutien financier que vous aviez choisi de ne pas leur donner en n’assistant pas à leurs exhibitions. Quelle autre signification peut avoir la décision de dépenser l’argent de vos impôts pour subventionner la  » culture « ?

Ainsi, pendant que des gens se promènent la bouche pleine de ces  » droits économiques  » le concept des Droits politiques est en train de disparaître. On oublie que le Droit de libre expression désigne la liberté de prôner ses propres opinions et d’en subir les conséquences, y compris le désaccord avec les autres, leur opposition, leur hostilité et leur refus de vous soutenir. La fonction politique du Droit de libre expression est de protéger les dissidents et les minorités impopulaires contre la répression violente, non de leur garantir le soutien matériel, les avantages et les récompenses d’une popularité qu’ils n’ont rien fait pour mériter.

La Déclaration des Droits stipule :  » Le Congrès ne fera aucune loi… limitant la liberté de parole, ni celle de ta presse… « , il n’y est pas exigé des citoyens privés qu’ils fournissent un micro à l’homme qui prône leur destruction, ou un passe au voleur qui cherche à les cambrioler, ou un couteau à l’assassin qui veut leur couper la gorge.

Tel est l’état de l’un des débats les plus cruciaux du temps présent: celui où s’opposent les Droits politiques et les  » droits économiques « . Il faut choisir. Car ils sont incompatibles entre eux, et les seconds détruisent les premiers. En fait, il n’y a pas de  » droits économiques « , pas de  » droits collectifs « , pas de  » droits de l’intérêt général « . Le terme  » Droits de l’individu  » est une redondance: il n’y a pas d’autre forme de Droit et personne d’autre n’en possède.

Les partisans du capitalisme de laissez-faire sont les seuls défenseurs des Droits de l’Homme.

Ayn Rand in The Objectivist Newsletter.

L’Humanitariste avec une Guillotine

avril 30, 2007


Dans le monde, la plupart du mal est faite par des braves gens, non par accident, faute ou omission. C’est au contraire le résultat de leurs actions délibérées, longuement continuées, qu’ils pensent être motivées par de grands idéaux et pour des motifs vertueux. On peut le démontrer et il ne pourrait en être autrement. Le pourcentage des personnes sincèrement malfaisantes, vicieuses ou dépravées est nécessairement faible, car aucune espèce ne pourrait survivre si ses membres étaient naturellement et consciemment enclins à se faire du mal les uns aux autres. La destruction est si facile que même une minorité ayant une mauvaise intention persistante pourrait rapidement exterminer la majorité des personnes bien disposées qui ne se méfient pas. Tout individu à toute époque a facilement en son pouvoir la possibilité de perpétrer le meurtre, le vol, la rapine et la destruction. Si on suppose qu’il est uniquement restreint par la peur ou la force, alors la peur de quoi, et qui pourrait utiliser la force contre eux si tous les hommes avaient ce même état d’esprit ? Sans aucun doute, si le mal fait délibérément par des criminels devait être calculé, on trouverait que le nombre des meurtres, l’étendue des dommages et des pertes sont négligeables en comparaison de la somme totale de morts et de dévastations infligées aux êtres humains par leurs semblables. Il est donc évident que lors des périodes pendant lesquelles des millions de gens sont abattus, durant lesquelles la torture est pratiquée, la famine forcée et l’oppression une politique, ce qui est le cas actuellement dans une grande partie du monde et fut souvent le cas dans le passé, ce doit être le résultat des ordres donnés par de nombreuses braves personnes, et même le résultat des actions directes menées pour ce qu’elles estiment un but noble. Si elles ne sont pas les exécutants immédiats, elles donnent leur accord, élaborent des justifications ou gardent le silence sur les faits, et évitent toute discussion.

A l’évidence, ceci ne pourrait pas se passer sans raison, sans cause. Et il faut comprendre que, dans le passage précédent, lorsque nous disons des braves gens, nous voulons vraiment parler de gens biens, de personnes qui ne voudraient ni effectuer ni envisager intentionnellement des actes qui puissent faire du mal à leurs semblables, que ce soit par perversion ou pour en tirer un bénéfice personnel. Les braves gens veulent le bien d’autrui et espèrent mettre leurs actions en accord avec ce choix. De plus, nous ne voulons pas dire ici qu’il y ait un quelconque « transfert de valeurs », confondant le bien et le mal, ou suggérant que le bien engendre le mal, ou disant qu’il n’y a pas de différence entre le bien et le mal ou entre les braves gens et les personnes mal disposées. Nous n’insinuons pas non plus que les vertus des braves gens ne sont pas de véritables vertus.

C’est donc qu’il doit y avoir une très grosse méprise sur les moyens par lesquels ils cherchent à atteindre leurs fins. Il doit même y avoir une erreur dans leurs axiomes premiers, pour leur permettre de continuer à utiliser de tels moyens. Quelque chose de terriblement faux, quelque part. De quoi s’agit-il donc ?

A coup sûr, les massacres commis de temps en temps par des barbares envahissant des régions habitées, ou les cruautés capricieuses de tyrans avoués, ne se montent pas à un centième des horreurs perpétrées par des gouvernants armés de bonnes intentions.

Comme le raconte l’Histoire qui nous est parvenue, les anciens Égyptiens furent mis en esclavage par les Pharaons pour un plan charitable de « greniers toujours approvisonnés ». Des réserves étaient faites contre la famine. Et, alors, les gens furent forcés d’échanger propriété et liberté contre ces réserves, qui étaient préalablement soustraites à leur propre production. La rudesse inhumaine des anciens Spartiates était également pratiquée pour un idéal civique de vertu.

Les premiers Chrétiens furent persécutés pour des raisons d’État, de bien-être collectif. Et ils luttèrent pour le droit de la personne, chacun parce qu’il avait une âme personnelle. Ceux qui furent tués par Néron pour le sport étaient peu nombreux comparés à ceux qui furent condamnés à mort pour des raisons strictement « morales, » par des empereurs ultérieurs. Gilles de Retz, qui assassina des enfants pour satisfaire une perversion bestiale, n’en tua au total pas plus de cinquante ou soixante. Cromwell ordonna le massacre de trente mille personnes d’un coup, y compris des enfants, au nom de la vertu. Même les brutalités de Pierre le Grand avaient comme prétexte le but de bénéficier à ses sujets.

La guerre actuelle [la Deuxième Guerre Mondiale], qui a commencé avec un traité entre deux puissantes nations (la Russie et l’Allemagne), selon lequel elles pouvaient écraser leurs plus petits voisins avec impunité, ce traité ayant été rompu par une attaque surprise d’un des deux conspirateurs, aurait été impossible sans la puissance politique intérieure dont on s’était emparé, dans les deux cas, avec l’excuse de faire du bien à la nation. Les mensonges, la violence, les meurtres de masse furent pratiqués en premier lieu sur les peuples de ces deux nations par leur gouvernement respectif. On pourrait dire, et il se pourrait bien que ce soit vrai, que les détenteurs du pouvoir étaient dans les deux cas de vicieux hypocrites, que leur objectif conscient était le mal dès l’origine. Cependant, ils n’auraient pas pu arriver au pouvoir sans le consentement et l’assistance de braves gens. En Russie, le régime communiste a pris le pouvoir en promettant la terre aux paysans, dans des termes que ceux qui faisaient les promesses savaient être un mensonge. Une fois à la tête du pays; les communistes confisquèrent aux paysans la terre qu’il possédaient déjà et exterminèrent ceux qui voulurent résister. Ceci fut fait avec un plan et intentionnellement. Le mensonge fut salué comme de « l’ingénierie sociale » par leurs admirateurs socialistes d’Amérique. Si c’est de l’ingénierie, alors la vente d’une mine fantôme en est aussi. Toute la population de Russie fut soumise à la contrainte et à la terreur. Des milliers furent tués sans jugement. Des millions travaillèrent jusqu’à en mourir et moururent de faim en captivité. De même toute la population d’Allemagne fut soumise à la contrainte et à la terreur, avec des moyens identiques. Avec la guerre, les Russes dans les prisons allemandes et les Allemands dans les prisons russes n’endurent pas de destin pire ou différent de celui qu’un aussi grand nombre de leurs compatriotes ont connu chez eux du fait de leur gouvernement. S’il y avait une quelconque petite différence, ils souffrent plutôt moins de la vengeance d’ennemis déclarés que de la prétendue générosité de leurs compatriotes. Les nations vaincues de l’Europe, sous la botte russe ou allemande, font simplement l’expérience de ce qu’ont enduré les Russes et les Allemands pendant des années, sous leur propre régime national.

De plus, les principaux acteurs politiques au pouvoir en Europe, y compris ceux qui ont vendu leur pays à l’envahisseur, sont des socialistes, des ex-socialistes ou des communistes : des hommes dont le credo fut le bien collectif.

Avec ces faits pleinement démontrés, nous avons devant nous l’étrange spectacle d’un homme qui a condamné des millions de ses compatriotes à la famine et qui est admiré par des philanthropes dont le but déclaré est de voir chacun, dans le monde entier, recevoir son litre de lait. Un professionnel diplômé de la charité a parcouru la moitié du monde pour obtenir l’interview de ce maître du commerce et pour produire des écrits enthousiastes sur le fait d’avoir obtenu ce privilège. Pour garder leur emploi, dans le but avoué de faire le bien, des idéalistes similaires acceptent volontiers le soutien politique d’escrocs, de souteneurs avérés et de casseurs professionnels. Cette affinité de types se produit invariablement quand survient l’occasion. Mais quelle est cette occasion ?

Pourquoi la philosophie humanitaire de l’Europe du dix-huitième siècle a-t-elle inauguré le règne de la Terreur ? Ce n’est pas arrivé par hasard. Ce fut la conséquence de la prémisse originelle, de l’objectif et du moyen proposés. L’objectif est de faire le bonheur des autres en tant que justification première de l’existence. Le moyen est le pouvoir collectif. Et la prémisse est que le « bien » est collectif.

La racine de cette question est éthique, philosophique et religieuse, mettant en jeu la relation de l’homme avec l’univers, de la faculté créatrice de l’homme avec son Créateur. La divergence fatale se produit avec l’inaptitude à reconnaître la norme de la vie humaine. A l’évidence, il y a beaucoup de souffrance et de misère accompagnant l’existence. La pauvreté, la maladie et l’accident sont des possibilités qui peuvent être réduites au minimum mais qui ne peuvent pas être éliminées des hasards auxquels l’humanité est confrontée. Cependant, ce ne sont pas des conditions souhaitables, à provoquer ou à perpétuer. Les enfants ont naturellement des parents, tandis que la plupart des adultes sont en bonne santé pendant la plus grande partie de leur vie et ont une activité utile qui leur permet de vivre. Voila la norme et l’ordre naturel. Les malades sont marginaux. Ils ne peuvent être soulagés que par le surplus de la production : sinon rien ne pourrait être fait. On ne peut donc pas supposer que le producteur n’existe que pour le malade, le compétent pour l’incompétent, ni qui que ce soit autrui. (Le raisonnement logique, si on soutient qu’une personne vit uniquement pour une autre, a été tenu dans des sociétés à moitié barbares, lorsque la veuve ou les disciples d’un défunt étaient enterrés vivants dans sa tombe.)

Les grandes religions, qui sont aussi de grands systèmes intellectuels, ont toujours reconnu les principes de l’ordre naturel. Elles recommandent la charité la générosité comme des obligations morales, à remplir avec les surplus du producteur. Ce qui veut dire qu’elles les rendent secondaires vis-à-vis de la production, pour la raison implacable que rien ne peut être donné sans production. Par conséquent, elles prescrivent la règle la plus sévère, qui ne peut être acceptée que volontairement, à ceux qui désirent dévouer totalement leur vie aux travaux de charité, grâce à des dons. Ceci est toujours considéré comme une vocation spéciale, parce qu’il ne pourrait pas s’agir d’un mode de vie général. Comme l’aumônier doit obtenir des producteurs les fonds ou les biens qu’il distribue, il n’a aucune autorité pour commander : il doit demander. Quand il paye ses propres besoins avec de telles aumônes, il ne doit pas prendre plus que le minimum de subsistance. Comme preuve de sa vocation, il doit même renoncer au bonheur d’une vie de famille s’il veut entrer dans les ordres. Il ne doit jamais tirer de confort pour lui de la misère des autres.

Les ordres religieux ont tenu des hôpitaux, érigé des orphelinats, distribué de la nourriture. Une partie des dons était donnée sans condition, pour qu’il n’y ait pas d’obligation sous le manteau de la charité. Il n’est pas décent de dépouiller un homme de son âme en échange de pain. Il existe une grande différence entre la charité faite au nom de Dieu et celle faite selon des principes humanitaires ou philanthropiques. Si la malade était guéri, l’affamé nourri, les orphelins élevés jusqu’à ce qu’ils soient grands, c’était certainement bien, et le bien ne peut pas être calculé en simples termes physiques. Mais de telles actions avaient pour intention de dépanner les bénéficiaires pendant une période de détresse afin de les remettre si possible dans la norme. Si les malheureux pouvaient en partie subvenir à leurs besoins, c’était d’autant mieux. S’ils ne le pouvaient pas, le fait était reconnu. De plus, la plupart des ordres religieux faisaient l’effort d’être simultanément productifs, ce qui leur permettait de donner leur propre surplus, en plus de distribuer des donations. Quand ils effectuaient un travail productif, comme des constructions, un enseignement à un prix raisonnable, des travaux de ferme, ou des arts et des industries accessoires, les résultats étaient excellents, non seulement en ce qui concerne les produits particuliers, mais aussi pour les progrès de la connaissance et des méthodes avancées, de telle sorte qu’ils élevaient la norme du bien-être à long terme. Et il convient de noter que ces résultats durables découlaient de l’amélioration personnelle.

Qu’est ce qu’un être humain peut vraiment faire pour un autre ? Il ne peut lui donner que ses propres fonds et son propre temps, autant qu’il peut en avoir. Mais il ne peut pas accorder des facultés que la nature lui a refusé. Ni lui donner ses propres moyens de subsistance sans devenir dépendant lui-même. S’il gagne ce qu’il donne, il doit le gagner d’abord. Il a certainement le droit à une vie de famille s’il doit subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants. Il doit par conséquent mettre assez de côté pour que lui-même et sa famille continuent à vivre. Personne, même avec un revenu de dix millions de dollars par an, ne peut s’occuper de tous les nécessiteux du monde. Mais en supposant qu’il n’en ait pas les moyens personnels et qu’il imagine cependant pouvoir avoir comme but premier « d’aider les autres » au point d’en faire sa manière de vivre habituelle, comment peut-il s’en sortir ? On a publié des listes de cas les plus nécessiteux, certifiées par des fondations séculières charitables qui paient généreusement leurs propres membres. On a étudié les indigents, mais on ne les a pas soulagés. Avec les dons reçus par les fondations, leurs membres se payent en premier. C’est embarrassant, même pour la peau de rhinocéros du philanthrope professionnel. Mais comment esquiver l’aveu ? Si le philanthrope peut disposer des moyens du producteur, au lieu d’en demander une partie, il pourrait s’attribuer le bénéfice de la production, étant en position de dicter ses ordres au producteur.

Si l’objectif premier du philanthrope, sa raison de vivre, est d’aider les autres, son but ultime réclame que les autres soient dans le besoin. Son bonheur est la contrepartie de leur misère. S’il désire aider « l’humanité, » toute l’humanité doit être dans le besoin. L’humanitariste souhaite être l’élément moteur de la vie des autres. Il ne peut admettre ni l’ordre divin ni l’ordre naturel, dans lesquels les hommes ont le pouvoir de s’aider eux-mêmes. L’humanitariste se met à la place de Dieu.

Mais il est confronté à deux faits gênants : premièrement, le compétent n’a pas besoin de son aide et, deuxièmement, la majorité des gens, si elle n’est pas pervertie, ne veulent absolument pas que les humanitaristes leur « fassent du bien. » Lorsqu’on affirme que chacun doit d’abord vivre pour les autres, quel chemin particulier faut-il suivre ? Chaque personne doit-elle faire exactement ce que les autres lui demandent, sans limites ni réserves ? Et que se passe-t-il si plusieurs personnes ont des demandes conflictuelles ? Le projet est irréalisable. Peut-être ne doit-il faire que ce qui est véritablement « bon » pour les autres. Mais ces autres savent-ils ce qui est bon pour eux ? Non, c’est exclu parce qu’on retombe sur la même difficulté. A doit-il alors faire ce qu’il pense être bon pour B, et B ce qu’il pense être bon pour A ? Ou A ne doit-il accepter que ce qu’il pense être bon pour B et vice versa ? C’est absurde. Bien entendu, ce que propose au fond l’humanitariste est que lui fasse ce qu’il pense être bon pour tout le monde. C’est à ce point que l’humanitariste installe la guillotine.

Quel type de monde l’humanitariste considère-t-il comme lui laissant le champ libre ? Il ne peut s’agir que d’un monde rempli de soupes populaires et d’hôpitaux, dans lequel personne ne garderait son pouvoir naturel de subvenir à ses besoins ou de refuser les cadeaux qu’on lui fait. Et c’est précisément ce monde que l’humanitariste organise quand on le laisse faire. Quand un humanitariste désire que chacun ait son litre de lait, il est évident qu’il n’a pas le lait et qu’il ne peut pas le produire lui-même. Sinon pourquoi ne ferait-il que désirer ? De plus, s’il avait une quantité de lait suffisante pour accorder son litre à chacun, tant que les bénéficiaires potentiels peuvent produire et produisent effectivement leur lait, ils répondront : non merci. Comment, dès lors, l’humanitariste se débrouille-t-il pour qu’il puisse disposer de tout le lait à distribuer et pour que chacun en manque ?

Il n’y a qu’une solution et il s’agit de l’utilisation de la puissance politique dans sa pleine expression. Ainsi, l’humanitariste éprouve la plus grande satisfaction quand il visite ou entend parler d’un pays où la consommation de chacun est limitée par des cartes de rationnement. Quand les moyens de subsistance sont accordés au compte-gouttes, la situation désirée est obtenue : un besoin général et un pouvoir supérieur de le « soulager. » L’humanitariste avec sa théorie est comme le terroriste en action.

Les braves gens lui donnent le pouvoir qu’il demande parce qu’ils ont accepté sa prémisse erronée. Le développement de la science lui a donné une plausibilité trompeuse, avec l’augmentation de la production. Comme il y a assez pour tout le monde, pourquoi ne pas distribuer d’abord aux « nécessiteux, » le problème étant ainsi définitivement éliminé ?

Si on leur demande à cet instant comment définir le « nécessiteux, » à partir de quelle source et avec quel pouvoir les provisions seront faites pour lui, les personnes avec un grand coeur pourraient répondre avec indignation : « C’est chicaner. Restreignez la définition à ses limites les plus étroites, vous ne pouvez pas nier à ce minimum irréductible que l’homme qui a faim, est mal habillé et sans abri soit nécessiteux. La source de l’aide ne peut être que les moyens de ceux qui ne sont pas dans le besoin. Le pouvoir existe déjà : s’il peut y avoir un droit de taxer les gens pour l’armée, la marine, la police, les routes ou tout autre but, il doit certainement y avoir un droit prioritaire de taxer pour la préservation de la vie elle-même. »

Très bien. Prenons un cas particulier. A l’époque rude des années 1890, un jeune journaliste de Chicago était préoccupé des souffrances épouvantables des chômeurs. Il voulait croire que tout homme honnête voulant travailler pouvait trouver un emploi, mais il étudia quelque cas pour en être sûr. L’un d’eux était celui d’un jeune issu d’une ferme, où sa famille avait peut-être assez à manger mais qui manquait de tout le reste. Le garçon de ferme était venu à Chicago pour y chercher un emploi et aurait certainement accepté tout type de travail, mais il n’y en avait pas. En supposant qu’il ait pu mendier son billet retour, il y en avait d’autres qui était séparés de chez eux par la moitié d’un continent plus un océan. Ils ne pouvaient pas rentrer quel que soit leur propre effort, et on ne peut pas discuter de cela. Ils couchaient dans les ruelles, attendant les maigres rations de la soupe populaire, et souffraient beaucoup. Il y a une autre chose : parmi ces chômeurs se trouvaient des personnes, on ne peut pas dire combien, qui étaient exceptionnellement entreprenantes, douées ou compétentes. Et c’est ce qui les avait plongés dans cette crise. Ils s’étaient détachés de la dépendance à une époque particulièrement périlleuse et avaient couru un grand risque. Les extrêmes se côtoyaient parmi les chômeurs : les extrêmes de l’entreprise courageuse, de la malchance absolue, de la franche imprévoyance et de l’incompétence. Un forgeron travaillant près de Brooklyn Bridge et qui donna dix cents à un vagabond sans le sou ne pouvait pas savoir qu’il faisait une avance à l’immortalité, en la personne d’un futur Lauréat de la Poésie d’Angleterre. Ce vagabond était John Wasefield. Ce qui montre que les nécessiteux ne sont pas obligatoirement « sans mérite. » Il y avait aussi dans ce pays, dans des zones de sécheresse ou infestées d’insectes, des gens qui étaient dans une grande misère et qui seraient littéralement mortes de faim sans l’assistance. Ils ne recevaient pas beaucoup, et encore des choses au petit bonheur. Mais tout le monde s’en sortait, ce qui conduisait à un rétablissement spectaculaire de tout le pays.

Au passage, il y aurait eu une bien plus grande misère, au lieu d’une simple pauvreté, sans les aides du voisinage qu’on n’appelait pas charité. Les gens ont toujours beaucoup donné quand ils possédaient. C’est un réflexe humain sur lequel joue l’humanitariste pour poursuivre son propre but. Qu’y a-t-il de mal à institutionnaliser cet élan naturel au sein d’une agence politique ?

A nouveau très bien. Le garçon de ferme a-t-il fait quelque chose de mal en quittant la ferme, où il avait assez à manger, pour aller à Chicago afin d’essayer d’y trouver un travail ?

Si la réponse est oui, alors il faudrait un pouvoir légitime qui lui interdise de quitter la ferme sans permission. La puissance féodale l’a fait. Elle ne pouvait empêcher les gens de mourir de faim : elle ne pouvait que les obliger à mourir là où ils étaient nés.

Mais si la réponse est non, le garçon n’a rien fait de mal, il avait le droit de prendre sa chance. Que faudrait-il alors faire pour qu’il ne soit pas dans une triste situation quand il arrive à la destination choisie ? Doit-on fournir un emploi à toute personne quel que soit l’endroit où elle choisit d’aller ? C’est absurde. Ce n’est pas faisable. A-t-il le droit à l’assistance partout où il va, aussi longtemps qu’il choisit d’y rester. La demande serait illimitée : aucune production n’y suffirait.

Et qu’en est-il des personnes qui ont été appauvries par la sécheresse : ne pourraient-elles pas recevoir une aide politique ? Il doit pourtant y avoir des conditions. Doivent-elles bénéficier de l’assistance aussi longtemps qu’elles se trouvent dans le besoin, en restant où elles sont ? (On ne peut leur payer un voyage indéfini.) C’est tout simplement ce qui a été fait dans les dernières années. Et les bénéficiaires reçurent l’aide pendant sept années dans un cadre sordide, en gaspillant au passage temps, travail et grains de blé dans le désert.

La vérité est que ceux qui s’y opposent le plus aujourd’hui adopteraient volontiers l’une des méthodes proposées pour prendre soin des demandes et des misères marginales de la vie humaine en faisant porter un fardeau permanent sur la production, si c’était praticable. Il s’y opposent parce que c’est impraticable du fait de la nature des choses. Ce sont des gens qui ont déjà imaginé tous les remèdes partiels possibles, comme par exemple l’assurance privée, et ils savent exactement quel est le piège, parce qu’ils s’y heurtent quand ils essaient d’assurer des provisions pour leur propre famille.

L’obstacle insurmontable est qu’il est absolument impossible de retirer quoi que ce soit de la production avant d’assurer son maintien.

S’il était vrai que les producteurs en général, les industriels et les autres avaient des coeurs d’acier et ne s’occupaient en rien des souffrances humaines, il serait cependant toujours plus pratique pour eux que la question de l’aide à tous les types de misère, que ce soit le chômage, la maladie ou la vieillesse, soit réglée une fois pour toute, afin qu’ils n’en entendent plus parler. On les attaque toujours à ce sujet, ce qui double leurs difficultés quand l’industrie traverse une dépression. Les politiciens récoltent des votes à partir de la détresse, les humanitaristes mettent en place des postes lucratifs d’employés de bureau pour eux-mêmes, pour distribuer les fonds d’aide. Seuls les producteurs, qu’ils soient capitalistes ou travailleurs, reçoivent les injures et doivent payer la note.

La difficulté se verra mieux avec un exemple concret. Supposons qu’un homme, possédant une affaire prospère et saine avec une bonne gestion depuis longtemps, désire faire en sorte que sa famille en bénéficie indéfiniment. Comme propriétaire, il peut tout d’abord leur donner des titres obligataires rapportant un certain montant, disons 5000 dollars par an pour une entreprise qui rapporte 1000 000 dollars de bénéfices nets annuels. C’est le mieux qu’il puisse faire. Et si jamais son affaire n’arrive pas à générer 5000 dollars de profits nets, sa famille n’aura pas l’argent et c’est tout. Ils peuvent mettre l’entreprise en faillite et récupérer les avoirs, mais ceux-ci peuvent alors ne plus rien valoir du tout. On ne peut pas retirer quoi que ce soit de la production avant d’assurer son maintien.

Par ailleurs, bien sûr, sa famille peut hypothéquer les obligations et les donner en « gestion » à un ami « bénévole » – une chose qui est connue pour se pratiquer – et ils ne reverront pas l’argent. C’est ce qui arrive avec les oeuvres de charité organisée qui ont des dotations. Elles soutiennent un grand nombre de bons amis dans des emplois de planqués.

Mais que se passerait-il si l’homme d’affaire, sous le coup de la générosité, décidait que sa femme et sa famille auront un compte ouvert sur les fonds de sa compagnie, et pouvait en retirer autant d’argent qu’ils le souhaitent. Il pourrait être persuadé, en toute innocence, que la somme ne dépassera pas un petit pourcentage, pour répondre à des besoins raisonnables. Mais le jour pourrait venir où le caissier devra annoncer à l’heureuse épouse qu’il n’y a pas d’argent pour honorer son chèque. Avec un tel arrangement, il est certain que ce jour arriverait assez vite. En tout cas, c’est quand la famille aura le plus besoin d’argent que l’affaire rapportera le moins.

Mais la procédure serait complètement folle si l’homme d’affaires donnait à une tierce partie le pouvoir irrévocable de prendre dans les fonds de la compagnie autant qu’elle le désire, avec uniquement la conviction sans obligation que la tierce partie soutiendra sa famille. Et c’est à ceci que revient la proposition de prendre soin du nécessiteux par des moyens politiques. Elle donne aux politiciens le pouvoir de taxer sans limites, et il n’y a absolument aucune façon d’assurer que l’argent ira là où il est censé aller. En tout cas, l’entreprise ne supportera pas une telle saignée illimitée.

Pourquoi les personnes au grand coeur en appellent-elles au pouvoir politique ? Elles ne peuvent pas nier que les moyens pour soulager les maux doivent venir de la production. Mais elles répondent qu’il y en a assez. Elles doivent aussi supposer que les producteurs ne veulent pas donner ce qui est « juste. » De plus, elles supposent qu’il existe un droit collectif d’imposer des taxes, pour tout but que le collectif détermine. Elles localisent ce droit dans le « gouvernement, » comme s’il avait une existence autonome, en oubliant l’axiome américain qui dit que le gouvernement n’existe pas en lui-même mais est institué par des hommes pour des buts limités. Le contribuable lui-même espère une production de l’armée, de la marine ou de police. Il utilise des routes. Ainsi, son droit à insister pour limiter les impôts est évident. Le gouvernement n’a pas de « droits » en la matière, uniquement une autorité déléguée.

Mais si les taxes sont imposées pour l’assistance, qui va juger de ce qui est possible ou bénéfique ? Ce doit être soit les producteurs, soit les nécessiteux, soit un troisième groupe. Dire que ce doit être les trois ensemble n’est pas une réponse : le verdict doit être obtenu de la majorité ou de la pluralité issue de l’un ou l’autre groupe. Les nécessiteux vont-ils se voter tout ce qu’ils veulent ? Les humanitaristes, le troisième groupe, vont-ils voter eux-mêmes le contrôle des producteurs et des nécessiteux ? (C’est ce qu’ils ont fait.) Le gouvernement est ainsi supposé avoir le pouvoir de donner la « sécurité » aux nécessiteux. Il ne peut pas le faire. Ce qu’il fait, c’est confisquer les réserves faites par des personnes privées pour leur propre sécurité, privant ainsi tout le monde de l’espoir de la sécurité. Il ne peut rien faire d’autre, s’il veut agir. Ceux qui ne comprennent pas la nature de l’action sont comme des sauvages qui couperaient un arbre pour obtenir le fruit : ils ne prennent pas en compte le temps et l’espace, comme le font les hommes civilisés.

Nous avons vu le pire qui puisse arriver quand il y a uniquement une assistance privée et des indemnités de chômage municipales improvisées et d’un caractère temporaire. Les dons privés non organisés sont aléatoires et sporadiques : ils n’ont jamais été capables d’empêcher totalement la souffrance. Mais ils ne perpétuent pas non plus la dépendance de ses bénéficiaires. C’est la méthode du capitalisme et de la liberté. Elle implique des périodes d’amélioration et de détérioration extraordinaires, mais ses améliorations ont toujours été plus grandes à chaque fois, et de plus longue durée que ses détériorations. Dans les périodes de plus grande misère, il n’y a pas eu de réelles famines, de désespoir absolu, mais un certain mélange de colère, d’optimisme actif ainsi que d’une foi certaine en des jours meilleurs à venir, ce que la suite a justifié. Des dons privés non officiels et sporadiques ont effectivement servi ce but. Cela a fonctionné, même si c’est de manière imparfaite.

D’un autre côté, que peut faire la puissance politique ? Un des prétendus « abus » du capitalisme a été l’usine. Des immigrants sont venus en Amérique, sans le sou, ne connaissant pas la langue et sans qualification. On leur payait de bas salaires, ils travaillaient de longues heures dans des taudis et on disait qu’ils étaient exploités. Pourtant, mystérieusement, ils ont amélioré leur condition au fil du temps : la grande majorité a obtenu le confort et une certaine richesse. Le pouvoir politique aurait-il pu fournir des emplois lucratifs à tous ceux qui désiraient venir ? Bien sûr qu’il ne le pouvait et qu’il ne le peut pas. Néanmoins, les braves gens ont réclamé du pouvoir politique un allègement du sort difficile de ces nouveaux venus. Qu’est ce qu’a fait le pouvoir ? Sa première exigence a été de demander que chaque nouvel immigrant apporte avec lui une certaine somme d’argent. Ce qui veut dire qu’il a supprimé le seul espoir des étrangers les plus nécessiteux. Plus tard, quand, en Europe, le pouvoir politique avait réduit la vie à un lugubre enfer, mais qu’un grand nombre de personnes avaient économisé la somme requise pour l’admission en Amérique, le pouvoir politique a simplement réduit les critères d’admission en instituant un quota. Plus le besoin est désespéré, moins grande est la chance que le pouvoir politique puisse les admettre. Des millions d’Européens ne seraient-ils pas heureux et reconnaissant s’ils avaient la toute petite chance que l’ancien système leur offrait, en lieu et place des bagnes, des cellules de torture, des abominables humiliations et de la mort violente ?

L’employeur de l’usine n’avait pas un grand capital. Il risquait le peu qu’il avait en employant des gens. Il fut accusé de leur faire un grand mal et son affaire montrée comme un exemple de la brutalité intrinsèque du capitalisme.

L’agent politique est assez bien payé et bénéficie d’un emploi permanent. Ne risquant rien lui-même, il reçoit sa paie pour renvoyer des gens désespérés aux frontières, comme quand des hommes se noyant étaient repoussés des flancs d’un bateau bien approvisionné. Que pourrait-il faire d’autre ? Rien. Le capitalisme a fait ce qu’il pouvait. Le pouvoir politique fait ce qu’il peut. Notons au passage que le bateau était construit et équipé par le capitalisme.

A propos du philanthrope privé et du capitaliste privé agissant en tant que tels, prenons le cas d’un homme véritablement dans le besoin, qui n’est pas handicapé, et supposons que le philanthrope lui donne de la nourriture, des vêtements et un abri – quand il en a bénéficié, il est dans la même situation qu’auparavant, sauf qu’il peut avoir acquis l’habitude de la dépendance. Mais supposons que quelqu’un sans aucun motif généreux décide d’employer le nécessiteux contre salaire. L’employeur n’a pas fait une bonne action. Pourtant, la condition de l’employé a en réalité bien changé. Quelle est la différence entre ces deux actions ?

C’est que l’employeur non philanthrope a ramené l’homme vers le circuit de production, le grand circuit de l’énergie. Alors que le philanthrope ne peut que détourner de l’énergie de telle façon qu’il ne puisse pas y avoir de contrepartie produite, et donc moins de probabilités pour que l’objet de sa sollicitude trouve un emploi.

C’est la raison profonde, rationnelle, pour laquelle les êtres humains fuient l’assistance et détestent le mot même. C’est aussi la raison pour laquelle ceux qui effectuent des travaux de charité avec une véritable vocation font de leur mieux pour qu’elle soit marginale et abandonne joyeusement l’occasion de « faire le bien » au profit de toute chance qui se présente au bénéficiaire de travailler selon des termes à moitié acceptables. Ceux qui ne peuvent pas éviter d’aller à l’assistance ressentent et montrent les conséquences par leur attitude physique : ils sont coupés des ressorts vivants de l’énergie autorégénératrice et leur vitalité diminue.

La conséquence, si les philanthropes déterminés les gardent assez longtemps sous assistance, a été décrite par un agent d’assistance. Au début, les « clients » acceptent à contrecoeur. « Tout change en quelques mois. Nous découvrons que le gars qui voulait juste assez pour être dépanné s’était installé naturellement dans une vie d’assistanat. » L’agent d’assistance qui racontait cela vivait lui-même « naturellement de l’assistance. » Mais il était situé à un degré bien plus bas que son client, en cela qu’il ne voyait même pas sa propre condition. Pourquoi était-il capable de fuir la vérité ? Parce qu’il pouvait se cacher derrière un motif philanthropique. « Nous aidons à empêcher la famine et essayons de faire en sorte que ces gens disposent d’un abri et d’une couche. » Si l’on demandait à l’agent : produisez-vous la nourriture, construisez-vous l’abri, ou sortez-vous l’argent de vos revenus pour les payer, il ne verrait pas que cela puisse faire une différence. On lui a appris que c’était juste de « vivre pour les autres, » pour des « buts sociaux » et pour des « gains sociaux. » Tant qu’il peut croire qu’il le fait, il ne se demandera pas ce qu’il fait nécessairement à ces autres, ni d’où doivent venir les moyens pour les aider.

S’il fallait faire la liste complète de tous les philanthropes sincères, depuis le début des temps, on trouverait que tous ensemble, avec leurs activités philanthropiques, n’ont jamais apporté à l’humanité le centième des bénéfices qui ont découlé des efforts normalement intéressés de Thomas Alva Edison, pour ne pas parler des grands esprits qui ont élaborés les principes scientifiques qu’Edison a appliqué. D’innombrables penseurs spéculatifs, inventeurs et organisateurs ont contribué au confort, à la santé et au bonheur de leurs semblables – parce que ce n’était pas leur objectif. Quand Robert Owen essaya de diriger une entreprise avec pour but une production efficace, le procédé améliora au passage certains caractères très peu prometteurs de ses employés, qui vivaient de l’assistance et s’étaient méchamment avilis. Owen gagnait de l’argent pour lui-même, et, pendant qu’il le faisait, il lui vint à l’idée que si de meilleurs salaires étaient payés, la production pourrait être augmentée, ayant créé son propre marché. C’était raisonnable et vrai. Mais Owen commença à avoir des ambitions humanitaires, à vouloir faire le bonheur de tout le monde. Il rassembla un tas d’humanitaristes dans une colonie expérimentale. Ils avaient tous tellement l’intention de faire le bien des autres que personne n’entreprit le moindre brin de travail : la colonie disparut avec aigreur. Owen en fut brisé et mourut légèrement fou. Ainsi, les principes importants qu’il avait entrevus devaient attendre un siècle avant d’être redécouverts.

Le philanthrope, le politicien et le souteneur finissent toujours par s’allier, parce qu’ils ont les mêmes motifs, poursuivent les mêmes buts, afin de vivre pour, grâce et par les autres. Et les braves gens ne peuvent pas être exonérés du soutien qu’ils leur apportent. On ne peut pas non plus croire que les braves gens soient totalement inconscientes de ce qui se passe vraiment. Mais quand elles savent, comme elles le savent certainement, que trois millions de personnes (estimation basse) sont mortes de faim en une année à cause des méthodes qu’elles préconisent, pourquoi continuent-elles à fraterniser avec les assassins et à soutenir leurs mesures ? Parce qu’on leur a dit que la mort lente de ces trois millions pourrait finalement bénéficier à un plus grand nombre. Le même argument s’applique tout aussi bien au cannibalisme.

Isabel Paterson in Le Dieu de la Machine (The Gof of the Machine) traduit par Hervé de Quengo

L’Humanitariste avec une Guillotine (Isabel Paterson)

avril 30, 2007


Dans le monde, la plupart du mal est faite par des braves gens, non par accident, faute ou omission. C’est au contraire le résultat de leurs actions délibérées, longuement continuées, qu’ils pensent être motivées par de grands idéaux et pour des motifs vertueux. On peut le démontrer et il ne pourrait en être autrement. Le pourcentage des personnes sincèrement malfaisantes, vicieuses ou dépravées est nécessairement faible, car aucune espèce ne pourrait survivre si ses membres étaient naturellement et consciemment enclins à se faire du mal les uns aux autres. La destruction est si facile que même une minorité ayant une mauvaise intention persistante pourrait rapidement exterminer la majorité des personnes bien disposées qui ne se méfient pas. Tout individu à toute époque a facilement en son pouvoir la possibilité de perpétrer le meurtre, le vol, la rapine et la destruction. Si on suppose qu’il est uniquement restreint par la peur ou la force, alors la peur de quoi, et qui pourrait utiliser la force contre eux si tous les hommes avaient ce même état d’esprit ? Sans aucun doute, si le mal fait délibérément par des criminels devait être calculé, on trouverait que le nombre des meurtres, l’étendue des dommages et des pertes sont négligeables en comparaison de la somme totale de morts et de dévastations infligées aux êtres humains par leurs semblables. Il est donc évident que lors des périodes pendant lesquelles des millions de gens sont abattus, durant lesquelles la torture est pratiquée, la famine forcée et l’oppression une politique, ce qui est le cas actuellement dans une grande partie du monde et fut souvent le cas dans le passé, ce doit être le résultat des ordres donnés par de nombreuses braves personnes, et même le résultat des actions directes menées pour ce qu’elles estiment un but noble. Si elles ne sont pas les exécutants immédiats, elles donnent leur accord, élaborent des justifications ou gardent le silence sur les faits, et évitent toute discussion.

A l’évidence, ceci ne pourrait pas se passer sans raison, sans cause. Et il faut comprendre que, dans le passage précédent, lorsque nous disons des braves gens, nous voulons vraiment parler de gens biens, de personnes qui ne voudraient ni effectuer ni envisager intentionnellement des actes qui puissent faire du mal à leurs semblables, que ce soit par perversion ou pour en tirer un bénéfice personnel. Les braves gens veulent le bien d’autrui et espèrent mettre leurs actions en accord avec ce choix. De plus, nous ne voulons pas dire ici qu’il y ait un quelconque « transfert de valeurs », confondant le bien et le mal, ou suggérant que le bien engendre le mal, ou disant qu’il n’y a pas de différence entre le bien et le mal ou entre les braves gens et les personnes mal disposées. Nous n’insinuons pas non plus que les vertus des braves gens ne sont pas de véritables vertus.

C’est donc qu’il doit y avoir une très grosse méprise sur les moyens par lesquels ils cherchent à atteindre leurs fins. Il doit même y avoir une erreur dans leurs axiomes premiers, pour leur permettre de continuer à utiliser de tels moyens. Quelque chose de terriblement faux, quelque part. De quoi s’agit-il donc ?

A coup sûr, les massacres commis de temps en temps par des barbares envahissant des régions habitées, ou les cruautés capricieuses de tyrans avoués, ne se montent pas à un centième des horreurs perpétrées par des gouvernants armés de bonnes intentions.

Comme le raconte l’Histoire qui nous est parvenue, les anciens Égyptiens furent mis en esclavage par les Pharaons pour un plan charitable de « greniers toujours approvisonnés ». Des réserves étaient faites contre la famine. Et, alors, les gens furent forcés d’échanger propriété et liberté contre ces réserves, qui étaient préalablement soustraites à leur propre production. La rudesse inhumaine des anciens Spartiates était également pratiquée pour un idéal civique de vertu.

Les premiers Chrétiens furent persécutés pour des raisons d’État, de bien-être collectif. Et ils luttèrent pour le droit de la personne, chacun parce qu’il avait une âme personnelle. Ceux qui furent tués par Néron pour le sport étaient peu nombreux comparés à ceux qui furent condamnés à mort pour des raisons strictement « morales, » par des empereurs ultérieurs. Gilles de Retz, qui assassina des enfants pour satisfaire une perversion bestiale, n’en tua au total pas plus de cinquante ou soixante. Cromwell ordonna le massacre de trente mille personnes d’un coup, y compris des enfants, au nom de la vertu. Même les brutalités de Pierre le Grand avaient comme prétexte le but de bénéficier à ses sujets.

La guerre actuelle [la Deuxième Guerre Mondiale], qui a commencé avec un traité entre deux puissantes nations (la Russie et l’Allemagne), selon lequel elles pouvaient écraser leurs plus petits voisins avec impunité, ce traité ayant été rompu par une attaque surprise d’un des deux conspirateurs, aurait été impossible sans la puissance politique intérieure dont on s’était emparé, dans les deux cas, avec l’excuse de faire du bien à la nation. Les mensonges, la violence, les meurtres de masse furent pratiqués en premier lieu sur les peuples de ces deux nations par leur gouvernement respectif. On pourrait dire, et il se pourrait bien que ce soit vrai, que les détenteurs du pouvoir étaient dans les deux cas de vicieux hypocrites, que leur objectif conscient était le mal dès l’origine. Cependant, ils n’auraient pas pu arriver au pouvoir sans le consentement et l’assistance de braves gens. En Russie, le régime communiste a pris le pouvoir en promettant la terre aux paysans, dans des termes que ceux qui faisaient les promesses savaient être un mensonge. Une fois à la tête du pays; les communistes confisquèrent aux paysans la terre qu’il possédaient déjà et exterminèrent ceux qui voulurent résister. Ceci fut fait avec un plan et intentionnellement. Le mensonge fut salué comme de « l’ingénierie sociale » par leurs admirateurs socialistes d’Amérique. Si c’est de l’ingénierie, alors la vente d’une mine fantôme en est aussi. Toute la population de Russie fut soumise à la contrainte et à la terreur. Des milliers furent tués sans jugement. Des millions travaillèrent jusqu’à en mourir et moururent de faim en captivité. De même toute la population d’Allemagne fut soumise à la contrainte et à la terreur, avec des moyens identiques. Avec la guerre, les Russes dans les prisons allemandes et les Allemands dans les prisons russes n’endurent pas de destin pire ou différent de celui qu’un aussi grand nombre de leurs compatriotes ont connu chez eux du fait de leur gouvernement. S’il y avait une quelconque petite différence, ils souffrent plutôt moins de la vengeance d’ennemis déclarés que de la prétendue générosité de leurs compatriotes. Les nations vaincues de l’Europe, sous la botte russe ou allemande, font simplement l’expérience de ce qu’ont enduré les Russes et les Allemands pendant des années, sous leur propre régime national.

De plus, les principaux acteurs politiques au pouvoir en Europe, y compris ceux qui ont vendu leur pays à l’envahisseur, sont des socialistes, des ex-socialistes ou des communistes : des hommes dont le credo fut le bien collectif.

Avec ces faits pleinement démontrés, nous avons devant nous l’étrange spectacle d’un homme qui a condamné des millions de ses compatriotes à la famine et qui est admiré par des philanthropes dont le but déclaré est de voir chacun, dans le monde entier, recevoir son litre de lait. Un professionnel diplômé de la charité a parcouru la moitié du monde pour obtenir l’interview de ce maître du commerce et pour produire des écrits enthousiastes sur le fait d’avoir obtenu ce privilège. Pour garder leur emploi, dans le but avoué de faire le bien, des idéalistes similaires acceptent volontiers le soutien politique d’escrocs, de souteneurs avérés et de casseurs professionnels. Cette affinité de types se produit invariablement quand survient l’occasion. Mais quelle est cette occasion ?

Pourquoi la philosophie humanitaire de l’Europe du dix-huitième siècle a-t-elle inauguré le règne de la Terreur ? Ce n’est pas arrivé par hasard. Ce fut la conséquence de la prémisse originelle, de l’objectif et du moyen proposés. L’objectif est de faire le bonheur des autres en tant que justification première de l’existence. Le moyen est le pouvoir collectif. Et la prémisse est que le « bien » est collectif.

La racine de cette question est éthique, philosophique et religieuse, mettant en jeu la relation de l’homme avec l’univers, de la faculté créatrice de l’homme avec son Créateur. La divergence fatale se produit avec l’inaptitude à reconnaître la norme de la vie humaine. A l’évidence, il y a beaucoup de souffrance et de misère accompagnant l’existence. La pauvreté, la maladie et l’accident sont des possibilités qui peuvent être réduites au minimum mais qui ne peuvent pas être éliminées des hasards auxquels l’humanité est confrontée. Cependant, ce ne sont pas des conditions souhaitables, à provoquer ou à perpétuer. Les enfants ont naturellement des parents, tandis que la plupart des adultes sont en bonne santé pendant la plus grande partie de leur vie et ont une activité utile qui leur permet de vivre. Voila la norme et l’ordre naturel. Les malades sont marginaux. Ils ne peuvent être soulagés que par le surplus de la production : sinon rien ne pourrait être fait. On ne peut donc pas supposer que le producteur n’existe que pour le malade, le compétent pour l’incompétent, ni qui que ce soit autrui. (Le raisonnement logique, si on soutient qu’une personne vit uniquement pour une autre, a été tenu dans des sociétés à moitié barbares, lorsque la veuve ou les disciples d’un défunt étaient enterrés vivants dans sa tombe.)

Les grandes religions, qui sont aussi de grands systèmes intellectuels, ont toujours reconnu les principes de l’ordre naturel. Elles recommandent la charité la générosité comme des obligations morales, à remplir avec les surplus du producteur. Ce qui veut dire qu’elles les rendent secondaires vis-à-vis de la production, pour la raison implacable que rien ne peut être donné sans production. Par conséquent, elles prescrivent la règle la plus sévère, qui ne peut être acceptée que volontairement, à ceux qui désirent dévouer totalement leur vie aux travaux de charité, grâce à des dons. Ceci est toujours considéré comme une vocation spéciale, parce qu’il ne pourrait pas s’agir d’un mode de vie général. Comme l’aumônier doit obtenir des producteurs les fonds ou les biens qu’il distribue, il n’a aucune autorité pour commander : il doit demander. Quand il paye ses propres besoins avec de telles aumônes, il ne doit pas prendre plus que le minimum de subsistance. Comme preuve de sa vocation, il doit même renoncer au bonheur d’une vie de famille s’il veut entrer dans les ordres. Il ne doit jamais tirer de confort pour lui de la misère des autres.

Les ordres religieux ont tenu des hôpitaux, érigé des orphelinats, distribué de la nourriture. Une partie des dons était donnée sans condition, pour qu’il n’y ait pas d’obligation sous le manteau de la charité. Il n’est pas décent de dépouiller un homme de son âme en échange de pain. Il existe une grande différence entre la charité faite au nom de Dieu et celle faite selon des principes humanitaires ou philanthropiques. Si la malade était guéri, l’affamé nourri, les orphelins élevés jusqu’à ce qu’ils soient grands, c’était certainement bien, et le bien ne peut pas être calculé en simples termes physiques. Mais de telles actions avaient pour intention de dépanner les bénéficiaires pendant une période de détresse afin de les remettre si possible dans la norme. Si les malheureux pouvaient en partie subvenir à leurs besoins, c’était d’autant mieux. S’ils ne le pouvaient pas, le fait était reconnu. De plus, la plupart des ordres religieux faisaient l’effort d’être simultanément productifs, ce qui leur permettait de donner leur propre surplus, en plus de distribuer des donations. Quand ils effectuaient un travail productif, comme des constructions, un enseignement à un prix raisonnable, des travaux de ferme, ou des arts et des industries accessoires, les résultats étaient excellents, non seulement en ce qui concerne les produits particuliers, mais aussi pour les progrès de la connaissance et des méthodes avancées, de telle sorte qu’ils élevaient la norme du bien-être à long terme. Et il convient de noter que ces résultats durables découlaient de l’amélioration personnelle.

Qu’est ce qu’un être humain peut vraiment faire pour un autre ? Il ne peut lui donner que ses propres fonds et son propre temps, autant qu’il peut en avoir. Mais il ne peut pas accorder des facultés que la nature lui a refusé. Ni lui donner ses propres moyens de subsistance sans devenir dépendant lui-même. S’il gagne ce qu’il donne, il doit le gagner d’abord. Il a certainement le droit à une vie de famille s’il doit subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants. Il doit par conséquent mettre assez de côté pour que lui-même et sa famille continuent à vivre. Personne, même avec un revenu de dix millions de dollars par an, ne peut s’occuper de tous les nécessiteux du monde. Mais en supposant qu’il n’en ait pas les moyens personnels et qu’il imagine cependant pouvoir avoir comme but premier « d’aider les autres » au point d’en faire sa manière de vivre habituelle, comment peut-il s’en sortir ? On a publié des listes de cas les plus nécessiteux, certifiées par des fondations séculières charitables qui paient généreusement leurs propres membres. On a étudié les indigents, mais on ne les a pas soulagés. Avec les dons reçus par les fondations, leurs membres se payent en premier. C’est embarrassant, même pour la peau de rhinocéros du philanthrope professionnel. Mais comment esquiver l’aveu ? Si le philanthrope peut disposer des moyens du producteur, au lieu d’en demander une partie, il pourrait s’attribuer le bénéfice de la production, étant en position de dicter ses ordres au producteur.

Si l’objectif premier du philanthrope, sa raison de vivre, est d’aider les autres, son but ultime réclame que les autres soient dans le besoin. Son bonheur est la contrepartie de leur misère. S’il désire aider « l’humanité, » toute l’humanité doit être dans le besoin. L’humanitariste souhaite être l’élément moteur de la vie des autres. Il ne peut admettre ni l’ordre divin ni l’ordre naturel, dans lesquels les hommes ont le pouvoir de s’aider eux-mêmes. L’humanitariste se met à la place de Dieu.

Mais il est confronté à deux faits gênants : premièrement, le compétent n’a pas besoin de son aide et, deuxièmement, la majorité des gens, si elle n’est pas pervertie, ne veulent absolument pas que les humanitaristes leur « fassent du bien. » Lorsqu’on affirme que chacun doit d’abord vivre pour les autres, quel chemin particulier faut-il suivre ? Chaque personne doit-elle faire exactement ce que les autres lui demandent, sans limites ni réserves ? Et que se passe-t-il si plusieurs personnes ont des demandes conflictuelles ? Le projet est irréalisable. Peut-être ne doit-il faire que ce qui est véritablement « bon » pour les autres. Mais ces autres savent-ils ce qui est bon pour eux ? Non, c’est exclu parce qu’on retombe sur la même difficulté. A doit-il alors faire ce qu’il pense être bon pour B, et B ce qu’il pense être bon pour A ? Ou A ne doit-il accepter que ce qu’il pense être bon pour B et vice versa ? C’est absurde. Bien entendu, ce que propose au fond l’humanitariste est que lui fasse ce qu’il pense être bon pour tout le monde. C’est à ce point que l’humanitariste installe la guillotine.

Quel type de monde l’humanitariste considère-t-il comme lui laissant le champ libre ? Il ne peut s’agir que d’un monde rempli de soupes populaires et d’hôpitaux, dans lequel personne ne garderait son pouvoir naturel de subvenir à ses besoins ou de refuser les cadeaux qu’on lui fait. Et c’est précisément ce monde que l’humanitariste organise quand on le laisse faire. Quand un humanitariste désire que chacun ait son litre de lait, il est évident qu’il n’a pas le lait et qu’il ne peut pas le produire lui-même. Sinon pourquoi ne ferait-il que désirer ? De plus, s’il avait une quantité de lait suffisante pour accorder son litre à chacun, tant que les bénéficiaires potentiels peuvent produire et produisent effectivement leur lait, ils répondront : non merci. Comment, dès lors, l’humanitariste se débrouille-t-il pour qu’il puisse disposer de tout le lait à distribuer et pour que chacun en manque ?

Il n’y a qu’une solution et il s’agit de l’utilisation de la puissance politique dans sa pleine expression. Ainsi, l’humanitariste éprouve la plus grande satisfaction quand il visite ou entend parler d’un pays où la consommation de chacun est limitée par des cartes de rationnement. Quand les moyens de subsistance sont accordés au compte-gouttes, la situation désirée est obtenue : un besoin général et un pouvoir supérieur de le « soulager. » L’humanitariste avec sa théorie est comme le terroriste en action.

Les braves gens lui donnent le pouvoir qu’il demande parce qu’ils ont accepté sa prémisse erronée. Le développement de la science lui a donné une plausibilité trompeuse, avec l’augmentation de la production. Comme il y a assez pour tout le monde, pourquoi ne pas distribuer d’abord aux « nécessiteux, » le problème étant ainsi définitivement éliminé ?

Si on leur demande à cet instant comment définir le « nécessiteux, » à partir de quelle source et avec quel pouvoir les provisions seront faites pour lui, les personnes avec un grand coeur pourraient répondre avec indignation : « C’est chicaner. Restreignez la définition à ses limites les plus étroites, vous ne pouvez pas nier à ce minimum irréductible que l’homme qui a faim, est mal habillé et sans abri soit nécessiteux. La source de l’aide ne peut être que les moyens de ceux qui ne sont pas dans le besoin. Le pouvoir existe déjà : s’il peut y avoir un droit de taxer les gens pour l’armée, la marine, la police, les routes ou tout autre but, il doit certainement y avoir un droit prioritaire de taxer pour la préservation de la vie elle-même. »

Très bien. Prenons un cas particulier. A l’époque rude des années 1890, un jeune journaliste de Chicago était préoccupé des souffrances épouvantables des chômeurs. Il voulait croire que tout homme honnête voulant travailler pouvait trouver un emploi, mais il étudia quelque cas pour en être sûr. L’un d’eux était celui d’un jeune issu d’une ferme, où sa famille avait peut-être assez à manger mais qui manquait de tout le reste. Le garçon de ferme était venu à Chicago pour y chercher un emploi et aurait certainement accepté tout type de travail, mais il n’y en avait pas. En supposant qu’il ait pu mendier son billet retour, il y en avait d’autres qui était séparés de chez eux par la moitié d’un continent plus un océan. Ils ne pouvaient pas rentrer quel que soit leur propre effort, et on ne peut pas discuter de cela. Ils couchaient dans les ruelles, attendant les maigres rations de la soupe populaire, et souffraient beaucoup. Il y a une autre chose : parmi ces chômeurs se trouvaient des personnes, on ne peut pas dire combien, qui étaient exceptionnellement entreprenantes, douées ou compétentes. Et c’est ce qui les avait plongés dans cette crise. Ils s’étaient détachés de la dépendance à une époque particulièrement périlleuse et avaient couru un grand risque. Les extrêmes se côtoyaient parmi les chômeurs : les extrêmes de l’entreprise courageuse, de la malchance absolue, de la franche imprévoyance et de l’incompétence. Un forgeron travaillant près de Brooklyn Bridge et qui donna dix cents à un vagabond sans le sou ne pouvait pas savoir qu’il faisait une avance à l’immortalité, en la personne d’un futur Lauréat de la Poésie d’Angleterre. Ce vagabond était John Wasefield. Ce qui montre que les nécessiteux ne sont pas obligatoirement « sans mérite. » Il y avait aussi dans ce pays, dans des zones de sécheresse ou infestées d’insectes, des gens qui étaient dans une grande misère et qui seraient littéralement mortes de faim sans l’assistance. Ils ne recevaient pas beaucoup, et encore des choses au petit bonheur. Mais tout le monde s’en sortait, ce qui conduisait à un rétablissement spectaculaire de tout le pays.

Au passage, il y aurait eu une bien plus grande misère, au lieu d’une simple pauvreté, sans les aides du voisinage qu’on n’appelait pas charité. Les gens ont toujours beaucoup donné quand ils possédaient. C’est un réflexe humain sur lequel joue l’humanitariste pour poursuivre son propre but. Qu’y a-t-il de mal à institutionnaliser cet élan naturel au sein d’une agence politique ?

A nouveau très bien. Le garçon de ferme a-t-il fait quelque chose de mal en quittant la ferme, où il avait assez à manger, pour aller à Chicago afin d’essayer d’y trouver un travail ?

Si la réponse est oui, alors il faudrait un pouvoir légitime qui lui interdise de quitter la ferme sans permission. La puissance féodale l’a fait. Elle ne pouvait empêcher les gens de mourir de faim : elle ne pouvait que les obliger à mourir là où ils étaient nés.

Mais si la réponse est non, le garçon n’a rien fait de mal, il avait le droit de prendre sa chance. Que faudrait-il alors faire pour qu’il ne soit pas dans une triste situation quand il arrive à la destination choisie ? Doit-on fournir un emploi à toute personne quel que soit l’endroit où elle choisit d’aller ? C’est absurde. Ce n’est pas faisable. A-t-il le droit à l’assistance partout où il va, aussi longtemps qu’il choisit d’y rester. La demande serait illimitée : aucune production n’y suffirait.

Et qu’en est-il des personnes qui ont été appauvries par la sécheresse : ne pourraient-elles pas recevoir une aide politique ? Il doit pourtant y avoir des conditions. Doivent-elles bénéficier de l’assistance aussi longtemps qu’elles se trouvent dans le besoin, en restant où elles sont ? (On ne peut leur payer un voyage indéfini.) C’est tout simplement ce qui a été fait dans les dernières années. Et les bénéficiaires reçurent l’aide pendant sept années dans un cadre sordide, en gaspillant au passage temps, travail et grains de blé dans le désert.

La vérité est que ceux qui s’y opposent le plus aujourd’hui adopteraient volontiers l’une des méthodes proposées pour prendre soin des demandes et des misères marginales de la vie humaine en faisant porter un fardeau permanent sur la production, si c’était praticable. Il s’y opposent parce que c’est impraticable du fait de la nature des choses. Ce sont des gens qui ont déjà imaginé tous les remèdes partiels possibles, comme par exemple l’assurance privée, et ils savent exactement quel est le piège, parce qu’ils s’y heurtent quand ils essaient d’assurer des provisions pour leur propre famille.

L’obstacle insurmontable est qu’il est absolument impossible de retirer quoi que ce soit de la production avant d’assurer son maintien.

S’il était vrai que les producteurs en général, les industriels et les autres avaient des coeurs d’acier et ne s’occupaient en rien des souffrances humaines, il serait cependant toujours plus pratique pour eux que la question de l’aide à tous les types de misère, que ce soit le chômage, la maladie ou la vieillesse, soit réglée une fois pour toute, afin qu’ils n’en entendent plus parler. On les attaque toujours à ce sujet, ce qui double leurs difficultés quand l’industrie traverse une dépression. Les politiciens récoltent des votes à partir de la détresse, les humanitaristes mettent en place des postes lucratifs d’employés de bureau pour eux-mêmes, pour distribuer les fonds d’aide. Seuls les producteurs, qu’ils soient capitalistes ou travailleurs, reçoivent les injures et doivent payer la note.

La difficulté se verra mieux avec un exemple concret. Supposons qu’un homme, possédant une affaire prospère et saine avec une bonne gestion depuis longtemps, désire faire en sorte que sa famille en bénéficie indéfiniment. Comme propriétaire, il peut tout d’abord leur donner des titres obligataires rapportant un certain montant, disons 5000 dollars par an pour une entreprise qui rapporte 1000 000 dollars de bénéfices nets annuels. C’est le mieux qu’il puisse faire. Et si jamais son affaire n’arrive pas à générer 5000 dollars de profits nets, sa famille n’aura pas l’argent et c’est tout. Ils peuvent mettre l’entreprise en faillite et récupérer les avoirs, mais ceux-ci peuvent alors ne plus rien valoir du tout. On ne peut pas retirer quoi que ce soit de la production avant d’assurer son maintien.

Par ailleurs, bien sûr, sa famille peut hypothéquer les obligations et les donner en « gestion » à un ami « bénévole » – une chose qui est connue pour se pratiquer – et ils ne reverront pas l’argent. C’est ce qui arrive avec les oeuvres de charité organisée qui ont des dotations. Elles soutiennent un grand nombre de bons amis dans des emplois de planqués.

Mais que se passerait-il si l’homme d’affaire, sous le coup de la générosité, décidait que sa femme et sa famille auront un compte ouvert sur les fonds de sa compagnie, et pouvait en retirer autant d’argent qu’ils le souhaitent. Il pourrait être persuadé, en toute innocence, que la somme ne dépassera pas un petit pourcentage, pour répondre à des besoins raisonnables. Mais le jour pourrait venir où le caissier devra annoncer à l’heureuse épouse qu’il n’y a pas d’argent pour honorer son chèque. Avec un tel arrangement, il est certain que ce jour arriverait assez vite. En tout cas, c’est quand la famille aura le plus besoin d’argent que l’affaire rapportera le moins.

Mais la procédure serait complètement folle si l’homme d’affaires donnait à une tierce partie le pouvoir irrévocable de prendre dans les fonds de la compagnie autant qu’elle le désire, avec uniquement la conviction sans obligation que la tierce partie soutiendra sa famille. Et c’est à ceci que revient la proposition de prendre soin du nécessiteux par des moyens politiques. Elle donne aux politiciens le pouvoir de taxer sans limites, et il n’y a absolument aucune façon d’assurer que l’argent ira là où il est censé aller. En tout cas, l’entreprise ne supportera pas une telle saignée illimitée.

Pourquoi les personnes au grand coeur en appellent-elles au pouvoir politique ? Elles ne peuvent pas nier que les moyens pour soulager les maux doivent venir de la production. Mais elles répondent qu’il y en a assez. Elles doivent aussi supposer que les producteurs ne veulent pas donner ce qui est « juste. » De plus, elles supposent qu’il existe un droit collectif d’imposer des taxes, pour tout but que le collectif détermine. Elles localisent ce droit dans le « gouvernement, » comme s’il avait une existence autonome, en oubliant l’axiome américain qui dit que le gouvernement n’existe pas en lui-même mais est institué par des hommes pour des buts limités. Le contribuable lui-même espère une production de l’armée, de la marine ou de police. Il utilise des routes. Ainsi, son droit à insister pour limiter les impôts est évident. Le gouvernement n’a pas de « droits » en la matière, uniquement une autorité déléguée.

Mais si les taxes sont imposées pour l’assistance, qui va juger de ce qui est possible ou bénéfique ? Ce doit être soit les producteurs, soit les nécessiteux, soit un troisième groupe. Dire que ce doit être les trois ensemble n’est pas une réponse : le verdict doit être obtenu de la majorité ou de la pluralité issue de l’un ou l’autre groupe. Les nécessiteux vont-ils se voter tout ce qu’ils veulent ? Les humanitaristes, le troisième groupe, vont-ils voter eux-mêmes le contrôle des producteurs et des nécessiteux ? (C’est ce qu’ils ont fait.) Le gouvernement est ainsi supposé avoir le pouvoir de donner la « sécurité » aux nécessiteux. Il ne peut pas le faire. Ce qu’il fait, c’est confisquer les réserves faites par des personnes privées pour leur propre sécurité, privant ainsi tout le monde de l’espoir de la sécurité. Il ne peut rien faire d’autre, s’il veut agir. Ceux qui ne comprennent pas la nature de l’action sont comme des sauvages qui couperaient un arbre pour obtenir le fruit : ils ne prennent pas en compte le temps et l’espace, comme le font les hommes civilisés.

Nous avons vu le pire qui puisse arriver quand il y a uniquement une assistance privée et des indemnités de chômage municipales improvisées et d’un caractère temporaire. Les dons privés non organisés sont aléatoires et sporadiques : ils n’ont jamais été capables d’empêcher totalement la souffrance. Mais ils ne perpétuent pas non plus la dépendance de ses bénéficiaires. C’est la méthode du capitalisme et de la liberté. Elle implique des périodes d’amélioration et de détérioration extraordinaires, mais ses améliorations ont toujours été plus grandes à chaque fois, et de plus longue durée que ses détériorations. Dans les périodes de plus grande misère, il n’y a pas eu de réelles famines, de désespoir absolu, mais un certain mélange de colère, d’optimisme actif ainsi que d’une foi certaine en des jours meilleurs à venir, ce que la suite a justifié. Des dons privés non officiels et sporadiques ont effectivement servi ce but. Cela a fonctionné, même si c’est de manière imparfaite.

D’un autre côté, que peut faire la puissance politique ? Un des prétendus « abus » du capitalisme a été l’usine. Des immigrants sont venus en Amérique, sans le sou, ne connaissant pas la langue et sans qualification. On leur payait de bas salaires, ils travaillaient de longues heures dans des taudis et on disait qu’ils étaient exploités. Pourtant, mystérieusement, ils ont amélioré leur condition au fil du temps : la grande majorité a obtenu le confort et une certaine richesse. Le pouvoir politique aurait-il pu fournir des emplois lucratifs à tous ceux qui désiraient venir ? Bien sûr qu’il ne le pouvait et qu’il ne le peut pas. Néanmoins, les braves gens ont réclamé du pouvoir politique un allègement du sort difficile de ces nouveaux venus. Qu’est ce qu’a fait le pouvoir ? Sa première exigence a été de demander que chaque nouvel immigrant apporte avec lui une certaine somme d’argent. Ce qui veut dire qu’il a supprimé le seul espoir des étrangers les plus nécessiteux. Plus tard, quand, en Europe, le pouvoir politique avait réduit la vie à un lugubre enfer, mais qu’un grand nombre de personnes avaient économisé la somme requise pour l’admission en Amérique, le pouvoir politique a simplement réduit les critères d’admission en instituant un quota. Plus le besoin est désespéré, moins grande est la chance que le pouvoir politique puisse les admettre. Des millions d’Européens ne seraient-ils pas heureux et reconnaissant s’ils avaient la toute petite chance que l’ancien système leur offrait, en lieu et place des bagnes, des cellules de torture, des abominables humiliations et de la mort violente ?

L’employeur de l’usine n’avait pas un grand capital. Il risquait le peu qu’il avait en employant des gens. Il fut accusé de leur faire un grand mal et son affaire montrée comme un exemple de la brutalité intrinsèque du capitalisme.

L’agent politique est assez bien payé et bénéficie d’un emploi permanent. Ne risquant rien lui-même, il reçoit sa paie pour renvoyer des gens désespérés aux frontières, comme quand des hommes se noyant étaient repoussés des flancs d’un bateau bien approvisionné. Que pourrait-il faire d’autre ? Rien. Le capitalisme a fait ce qu’il pouvait. Le pouvoir politique fait ce qu’il peut. Notons au passage que le bateau était construit et équipé par le capitalisme.

A propos du philanthrope privé et du capitaliste privé agissant en tant que tels, prenons le cas d’un homme véritablement dans le besoin, qui n’est pas handicapé, et supposons que le philanthrope lui donne de la nourriture, des vêtements et un abri – quand il en a bénéficié, il est dans la même situation qu’auparavant, sauf qu’il peut avoir acquis l’habitude de la dépendance. Mais supposons que quelqu’un sans aucun motif généreux décide d’employer le nécessiteux contre salaire. L’employeur n’a pas fait une bonne action. Pourtant, la condition de l’employé a en réalité bien changé. Quelle est la différence entre ces deux actions ?

C’est que l’employeur non philanthrope a ramené l’homme vers le circuit de production, le grand circuit de l’énergie. Alors que le philanthrope ne peut que détourner de l’énergie de telle façon qu’il ne puisse pas y avoir de contrepartie produite, et donc moins de probabilités pour que l’objet de sa sollicitude trouve un emploi.

C’est la raison profonde, rationnelle, pour laquelle les êtres humains fuient l’assistance et détestent le mot même. C’est aussi la raison pour laquelle ceux qui effectuent des travaux de charité avec une véritable vocation font de leur mieux pour qu’elle soit marginale et abandonne joyeusement l’occasion de « faire le bien » au profit de toute chance qui se présente au bénéficiaire de travailler selon des termes à moitié acceptables. Ceux qui ne peuvent pas éviter d’aller à l’assistance ressentent et montrent les conséquences par leur attitude physique : ils sont coupés des ressorts vivants de l’énergie autorégénératrice et leur vitalité diminue.

La conséquence, si les philanthropes déterminés les gardent assez longtemps sous assistance, a été décrite par un agent d’assistance. Au début, les « clients » acceptent à contrecoeur. « Tout change en quelques mois. Nous découvrons que le gars qui voulait juste assez pour être dépanné s’était installé naturellement dans une vie d’assistanat. » L’agent d’assistance qui racontait cela vivait lui-même « naturellement de l’assistance. » Mais il était situé à un degré bien plus bas que son client, en cela qu’il ne voyait même pas sa propre condition. Pourquoi était-il capable de fuir la vérité ? Parce qu’il pouvait se cacher derrière un motif philanthropique. « Nous aidons à empêcher la famine et essayons de faire en sorte que ces gens disposent d’un abri et d’une couche. » Si l’on demandait à l’agent : produisez-vous la nourriture, construisez-vous l’abri, ou sortez-vous l’argent de vos revenus pour les payer, il ne verrait pas que cela puisse faire une différence. On lui a appris que c’était juste de « vivre pour les autres, » pour des « buts sociaux » et pour des « gains sociaux. » Tant qu’il peut croire qu’il le fait, il ne se demandera pas ce qu’il fait nécessairement à ces autres, ni d’où doivent venir les moyens pour les aider.

S’il fallait faire la liste complète de tous les philanthropes sincères, depuis le début des temps, on trouverait que tous ensemble, avec leurs activités philanthropiques, n’ont jamais apporté à l’humanité le centième des bénéfices qui ont découlé des efforts normalement intéressés de Thomas Alva Edison, pour ne pas parler des grands esprits qui ont élaborés les principes scientifiques qu’Edison a appliqué. D’innombrables penseurs spéculatifs, inventeurs et organisateurs ont contribué au confort, à la santé et au bonheur de leurs semblables – parce que ce n’était pas leur objectif. Quand Robert Owen essaya de diriger une entreprise avec pour but une production efficace, le procédé améliora au passage certains caractères très peu prometteurs de ses employés, qui vivaient de l’assistance et s’étaient méchamment avilis. Owen gagnait de l’argent pour lui-même, et, pendant qu’il le faisait, il lui vint à l’idée que si de meilleurs salaires étaient payés, la production pourrait être augmentée, ayant créé son propre marché. C’était raisonnable et vrai. Mais Owen commença à avoir des ambitions humanitaires, à vouloir faire le bonheur de tout le monde. Il rassembla un tas d’humanitaristes dans une colonie expérimentale. Ils avaient tous tellement l’intention de faire le bien des autres que personne n’entreprit le moindre brin de travail : la colonie disparut avec aigreur. Owen en fut brisé et mourut légèrement fou. Ainsi, les principes importants qu’il avait entrevus devaient attendre un siècle avant d’être redécouverts.

Le philanthrope, le politicien et le souteneur finissent toujours par s’allier, parce qu’ils ont les mêmes motifs, poursuivent les mêmes buts, afin de vivre pour, grâce et par les autres. Et les braves gens ne peuvent pas être exonérés du soutien qu’ils leur apportent. On ne peut pas non plus croire que les braves gens soient totalement inconscientes de ce qui se passe vraiment. Mais quand elles savent, comme elles le savent certainement, que trois millions de personnes (estimation basse) sont mortes de faim en une année à cause des méthodes qu’elles préconisent, pourquoi continuent-elles à fraterniser avec les assassins et à soutenir leurs mesures ? Parce qu’on leur a dit que la mort lente de ces trois millions pourrait finalement bénéficier à un plus grand nombre. Le même argument s’applique tout aussi bien au cannibalisme.

Isabel Paterson in Le Dieu de la Machine (The Gof of the Machine) traduit par Hervé de Quengo

La littérature dans un régime capitaliste

février 16, 2007

1. Le marché des produits littéraires

Le capitalisme donne à beaucoup de gens l’occasion de faire preuve d’initiative. Alors que la rigidité d’une société de statut demande à chacun le même résultat invariable et routinier, et ne tolère aucun écart par rapport aux modes de conduite traditionnels, le capitalisme encourage l’innovateur. Le profit est la récompense d’un écart couronné de succès par rapport aux façons usuelles de procéder ; la perte est la punition de celui qui s’accroche paresseusement à des méthodes obsolètes. L’individu est libre de montrer qu’il peut faire mieux que les autres.

Toutefois, cette liberté de l’individu est limitée. Elle est une conséquence de la démocratie du marché et dépend donc de l’appréciation des réalisations de l’individu par les consommateurs souverains. Ce qui rapporte sur le marché, ce n’est pas la bonne performance en tant que telle, mais la performance reconnue comme bonne par un nombre suffisamment important de consommateurs. Si le public acheteur est trop borné pour apprécier comme il convient la valeur d’un produit, aussi excellent soit-il, toutes les peines et toutes les dépenses ont été subies et effectuées en vain.

Le capitalisme est fondamentalement un système de production de masse ayant pour but de satisfaire les besoins des masses. Il déverse une corne d’abondance sur l’homme ordinaire. Il a élevé le niveau de vie moyen à un point dont on n’avait jamais rêvé dans les époques précédentes. Il a rendu accessibles à des millions de gens des réjouissances qui, il y a quelques générations, n’étaient à la portée que d’une petite élite.

L’exemple le plus remarquable nous est fourni par le développement d’un vaste marché pour tous les types de littérature. La littérature — au sens le plus large du terme — est aujourd’hui un bien demandé par des millions de gens. Ils lisent des journaux, des magazines et des livres ; ils écoutent les retransmissions et remplissent les théâtres. Les auteurs, les producteurs et les acteurs qui répondent aux souhaits du public gagnent des sommes considérables. Dans le cadre de la division sociale du travail, une nouvelle subdivision s’est développée : la catégorie des gens de lettres, c’est-à-dire des gens qui gagnent leur vie en écrivant. Ces auteurs vendent leurs services ou le produit de leurs efforts sur le marché, de même que tous les autres spécialistes vendent leurs services et leurs produits. En leur qualité d’écrivains, ils font partie intégrante du corps social de la société de marché.

Dans les époques pré-capitalistes, écrire était un art qui ne rapportait rien. Les forgerons et les cordonniers pouvaient gagner leur vie avec leur métier, pas les auteurs. Écrire était un art libéral, un passe-temps, pas une profession. C’était la noble occupation de riches individus, de rois, de grands du royaume et d’hommes d’État, de patriciens et d’autres gentilshommes financièrement indépendants. Les évêques, les moines, les professeurs d’université et les soldats écrivaient pendant leur temps libre. L’homme sans le sou qu’un élan irrésistible poussait à écrire devait d’abord s’assurer une autre source de revenus. Spinoza fabriquait des lentilles. Les deux Mill, le père et le fils, travaillaient dans les bureaux londoniens de la Compagnie des Indes orientales. Mais la plupart des auteurs pauvres vivaient de la générosité de riches amis des arts et des sciences. Les rois et les princes rivalisaient entre eux pour patronner les poètes et les écrivains. Les cours étaient le refuge de la littérature.

Il est un fait historique que ce système de patronage accordait aux auteurs une parfaite liberté d’expression. Les patrons n’essayaient pas d’imposer leur propre philosophie et leurs propres normes de goût et d’éthique à leurs protégés. Ils cherchaient souvent à les protéger contre les autorités ecclésiastiques. Il était au moins possible pour un auteur qui avait été banni d’une ou de plusieurs cours de trouver refuge dans une cour rivale.

Néanmoins, l’image des philosophes, des historiens et des poètes évoluant au milieu des courtisans et dépendant des bonnes grâces d’un despote n’était pas très édifiante. Les anciens libéraux saluèrent le développement d’un marché des produits littéraires comme une composante essentielle du processus d’émancipation des hommes vis-à-vis de la tutelle des rois et des aristocrates. A partir de là, pensaient-ils, le jugement des classes instruites sera prépondérant. Quelle merveilleuse perspective ! Une nouvelle lumière semblait poindre.

2. Le succès du marché des livres

Il y avait cependant quelques défauts dans ce tableau.

La littérature n’est pas conformisme, mais dissidence. Les auteurs qui se contentent de répéter ce que tout le monde approuve et souhaite entendre n’ont pas d’importance. Seul compte l’innovateur, le dissident, celui qui introduit des choses jamais entendues auparavant, l’homme qui rejette les normes traditionnelles et cherche à remplacer les vieilles valeurs et les vieilles idées par de nouvelles. Il est par nécessité anti-autoritaire, opposé au gouvernement et à l’immense majorité de ses contemporains. Il est précisément l’auteur dont la plus grande partie du public n’achète pas les livres.

Quoi que l’on puisse penser de Marx et de Nietzsche, personne ne peut nier que leur succès posthume a été considérable. Ils seraient pourtant tous les deux morts de faim s’ils n’avaient pas eu d’autres sources de revenus que leurs droits d’auteurs. Les dissidents et les innovateurs ont peu à attendre de la vente de leurs livres sur le marché habituel.

Le champion du marché du livre, c’est l’auteur de fiction qui écrit pour les masses. Il serait erroné de croire que les acheteurs préfèrent toujours les mauvais livres aux bons. Comme ils manquent de jugement, ils sont prêts à absorber même de bons livres. Il est vrai que la plupart des romans et des pièces publiés aujourd’hui sont bons à jeter au panier. On ne peut rien attendre d’autre quand des milliers de volumes sont écrits chaque année. Notre époque sera peut-être appelée un jour l’âge de l’épanouissement de la littérature si seulement un livre publié sur mille se révélait valoir les grands livres du passé.

De nombreux critiques prennent plaisir à accuser le capitalisme de ce qu’ils appellent le déclin de la littérature. Ils devraient peut-être inculper leur propre incapacité à séparer le bon grain de l’ivraie. Sont-ils plus avisés que leurs prédécesseurs d’il y a une centaine d’année ? Aujourd’hui, par exemple, tous les critiques chantent les louanges de Stendhal. Mais lorsque ce dernier mourut en 1842, il était peu connu et incompris.

Le capitalisme a pu rendre les masses suffisamment prospères pour qu’elles puissent acheter des livres et des magazines. Mais il ne peut pas leur donner le discernement de Mécène ou de Can Grande della Scala. Ce n’est pas la faute du capitalisme si l’homme moderne n’apprécie pas les livres peu communs.

3. Quelques remarques sur les romans policiers

L’époque où le mouvement anti-capitaliste radical a acquis un pouvoir apparemment irrésistible, a engendré un nouveau genre littéraire, le roman policier. La génération des Anglais qui mirent le Parti travailliste au pouvoir fut enchantée par des auteurs comme Edgar Wallace. L’un des auteurs socialistes britanniques les plus marquants, G.D.H. Cole a, est tout aussi remarquable comme auteur de romans policiers. Un marxiste cohérent devrait dire que le roman policier — peut-être avec les films d’Hollywood, les comédies et « l’art » du strip-tease — constitue la superstructure artistique de l’époque du syndicalisme et de la socialisation.

De nombreux historiens, sociologues et psychologues ont essayé d’expliquer la popularité de ce genre étrange. La plus approfondies de ces recherches est celle du professeur W.O. Aydelotte. Ce dernier a raison d’affirmer que le mérite historique des romans policiers est de décrire des rêveries et de nous renseigner ainsi sur les gens qui les lisent. Il a tout autant raison de suggérer que le lecteur s’identifie avec le détective, ce qui rend en général ce détective une extension de son ego 1.

Ce lecteur est en fait un homme frustré qui n’a pas atteint la position que son ambition le poussait à rechercher. Comme nous l’avons déjà dit, il est disposé à se consoler en accusant l’injustice du système capitaliste. Il a échoué parce qu’il est honnête et respectueux de la loi. Ses concurrents plus chanceux ont réussi en raison de leur absence de probité : ils ont eu recours à des ruses déloyales auxquelles lui, homme pur consciencieux, n’aurait jamais songé. Si seulement les gens savaient à quel point ces arrogants sont malhonnêtes. Malheureusement, leurs crimes restent cachés et ils jouissent d’une réputation imméritée. Mais le jour du jugement dernier viendra. Lui-même les démasquera et dévoilera leurs méfaits.

Le déroulement typique des événements d’un roman policier est le suivant : Un homme que tout le monde considère comme respectable et incapable de la moindre mauvaise action a commis un crime abominable. Personne ne le soupçonne. Mais le fin limier ne peut pas être trompé. Il sait tout sur de tels hypocrites moralisateurs. Il assemble toutes les preuves pour confondre le coupable. Grâce à lui le bien finit par triompher.

Démasquer l’escroc qui se fait passer pour un citoyen respectable était, avec une tendance latente à l’opposition aux bourgeois, un sujet également souvent traité à un niveau littéraire plus élevé, par exemple par Ibsen dans Les Piliers de la société. Le roman policier rabaisse l’intrigue et y fait entrer le personnage facile du détective satisfait de lui qui prend plaisir à humilier un homme que tout le monde considère comme un citoyen irréprochable. La motivation du détective est une haine subconsciente du « bourgeois » qui a réussi. Ses homologues sont les inspecteurs des forces de police du gouvernement b. Ils sont trop bornés et trop préoccupés pour résoudre l’énigme. On sous-entend même parfois qu’ils sont sans le savoir favorables au coupable parce que sa position sociale les impressionne fortement. Le détective surmonte les obstacles que leur paresse met sur sa route. Son triomphe est une défaite des autorités de l’État bourgeois qui ont choisi de tels officiers de police.

Voilà pourquoi le roman policier est populaire auprès des gens souffrant d’une ambition frustrée. (Il y a également, bien entendu, d’autres lecteurs de romans policiers c). Ils rêvent jour et nuit d’assouvir leur vengeance sur leurs concurrents qui ont réussi. Ils rêvent de l’instant où leur rival, « menottes aux poignets, sera embarqué par la police. » Cette satisfaction leur est donnée indirectement lors du point culminant de l’histoire dans laquelle ils s’identifient au détective et identifient le meurtrier arrêté avec le rival qui les a dépassés 2.

4. La liberté de la presse

La liberté de la presse est l’une des caractéristiques fondamentales d’une nation de citoyens libres. Elle constitue l’un des points essentiels du programme politique du libéralisme classique. Personne n’a jamais réussi à avancer la moindre objection défendable contre ces deux classiques : Areopagitica (1644) de John Milton et On liberty ([De la Liberté], 1859) de John Stuart Mill. L’absence de censure est le sang de la littérature.

Une presse libre ne peut exister que s’il y a contrôle privé des moyens de production. Dans une communauté socialiste, où tous les moyens de publication et toutes les imprimeries sont possédés et dirigés par le gouvernement, il ne peut être question d’une presse libre. Seul le gouvernement détermine qui doit avoir le temps et l’occasion d’écrire, ainsi que ce qui doit être imprimé et publié. Comparée à la situation prévalant en Russie soviétique, même la Russie tsariste ressemblait, rétrospectivement, à un pays jouissant de la liberté de la presse. Quand les nazis ont perpétré leurs célèbres autodafés, ils se conformaient strictement aux plans de l’un des grands auteurs socialistes : Cabet 3.

Comme toutes les nations se dirigent vers le socialisme, la liberté des auteurs disparaît peu à peu. Il devient jour après jour plus difficile de publier un livre ou un article dont le contenu déplait au gouvernement ou aux puissants groupes de pression. Les hérétiques ne sont pas encore « liquidés » comme en Russie, et leurs livres ne sont pas non plus brûlés par ordre de l’Inquisition. Il n’y a pas non plus de retour à l’ancien système de censure. Les soi-disant progressistes ont des armes bien plus efficaces à leur disposition. Leur principal outil d’oppression est de boycotter les auteurs, les directeurs d’édition, les éditeurs, les imprimeurs, les publicitaires et les lecteurs.

Tout le monde est libre de s’abstenir de lire les livres, les revues et les journaux qu’il n’aime pas et de recommander aux autres de les éviter. Mais c’est une autre histoire lorsque certaines personnes menacent d’autres individus de sérieuses représailles au cas où ils n’arrêteraient pas d’aider certaines publications et leurs éditeurs. Dans de nombreux pays les éditeurs de journaux et de magazines craignent la perspective d’un boycottage de la part des syndicats. Ils évitent les discussions franches sur la question et se soumettent tacitement aux diktats des leaders syndicaux 4.

Les dirigeants syndicaux sont bien plus susceptibles que ne l’étaient les majestés royales ou impériales des époques passées. Ils ne supportent pas la plaisanterie. Leur susceptibilité a brisé la satire, la comédie et la comédie musicale au théâtre et a condamné les films de cinéma à la stérilité.

Dans l’ancien régime d, les théâtres étaient libres de mettre en scène les moqueries de Beaumarchais vis-à-vis de l’aristocratie et l’opéra immortel composé par Mozart. En France, sous le Second Empire, La Grande Duchesse de Gerolstein, d’Offenbach et Halévy, parodiait l’absolutisme, le militarisme et la vie de cours. Napoléon III lui-même et certains autres monarques européens s’amusèrent de cette pièce qui les tournait en ridicule. A l’époque victorienne, le censeur du théâtre britannique, Lord Chamberlain, n’empêcha pas la représentation des comédies musicales de Gilbert et Sullivan, qui se moquaient de toutes les vénérables institutions du système de gouvernement britannique. Des Lords remplissaient les loges pendant que sur scène le Comte de Montararat chantait : « La Chambre des Pairs n’avait aucune prétention à l’élévation intellectuelle. »

De nos jours il est hors de question de parodier sur scène les pouvoirs en place. On ne tolère aucune réflexion désobligeante sur les syndicats, les coopératives, les entreprises dirigées par le gouvernement, les déficits budgétaires et autres caractéristiques de l’État-providence. Les dirigeants syndicaux et les bureaucrates sont sacro-saints. Restent à la comédie les sujets qui ont rendu abominables les opérettes et la comédie hollywoodienne.

5. Le fanatisme des gens de lettres

Un observateur superficiel des idéologies actuelles pourrait facilement ne pas reconnaître le fanatisme prévalant chez les faiseurs de l’opinion publique et les manœuvres qui rendent inaudibles la voix des dissidents. Il semble y avoir désaccord sur des questions considérées comme importantes. Les communistes, les socialistes et les interventionnistes ainsi que les diverses sectes et écoles de ces partis, se combattent entre eux avec une telle ardeur que l’attention est détournée des dogmes fondamentaux sur lesquels ils sont en accord total. D’un autre côté, les quelques penseurs indépendants qui ont le courage de mettre en doute ces dogmes sont en pratique mis hors-la-loi et leurs idées ne peuvent pas atteindre le public des lecteurs. La formidable machine de propagande et d’endoctrinement « progressiste » a bien réussi à faire respecter ses tabous. L’orthodoxie intolérante des écoles prétendument « hétérodoxes » domine la scène.

Ce dogmatisme « hétérodoxe » est un mélange contradictoire et confus de diverses doctrines incompatibles entre elles. C’est l’éclectisme dans ce qu’il a de pire, une accumulation incompréhensible d’hypothèses empruntées à des sophismes et à des malentendus démolis depuis belle lurette. Elle comprend des bouts en provenance de plusieurs auteurs socialistes, de la variété « utopique » et de la variété « marxiste scientifique », de l’École historique allemande, des Fabiens, des Institutionnalistes américains, des Syndicalistes français, des Technocrates. Elle répète les erreurs de Godwin, Carlyle, Ruskin, Bismarck, Sorel, Veblen et d’autres moins connus.

Le dogme fondamental de ce chœur décrète que la pauvreté est la conséquence d’institutions sociales inéquitables. Le péché originel qui a privé l’humanité de la vie merveilleuse du Jardin d’Eden fut l’établissement de la propriété privée et de l’entreprise privée. Le capitalisme ne sert que les intérêts égoïstes de farouches exploiteurs. Il condamne les masses d’hommes droits à l’appauvrissement progressif et à la déchéance. Ce qu’il faut pour rendre tous ces gens prospères, c’est dompter les cupides exploiteurs grâce au grand dieu nommé État. La motivation du « service » doit remplacer la motivation du « profit ». Heureusement, disent-ils, aucune intrigue et aucune brutalité de la part des abominables « royalistes économiques » ne peut remettre en question le mouvement de réforme. L’avènement d’un âge de planification centralisée est inévitable. Il y aura alors abondance pour tous. Ceux qui souhaitent accélérer cette grande transformation se désignent eux-mêmes comme progressistes précisément parce qu’ils prétendent œuvrer pour la réalisation de ce qui est à la fois désirable et en accord avec les lois inexorables de l’évolution historique. Ils dénoncent comme réactionnaires tous ceux qui se sont engagés dans l’effort vain d’arrêter ce qu’ils appellent le progrès.

Du point de vue de ces dogmes, les progressistes préconisent certaines politiques qui, à les entendre, pourraient soulager immédiatement le sort des masses qui souffrent. Ils recommandent, par exemple, l’expansion du crédit et l’accroissement de la quantité de monnaie en circulation, des taux de salaire minimums à décréter et à faire appliquer soit par le gouvernement soit par la pression et la violence des syndicats, le contrôle du prix des biens et des loyers, ainsi que d’autres mesures interventionnistes. Les économistes ont cependant démontré que de tels remèdes de charlatan n’arrivaient pas à engendrer les résultats que leurs avocats cherchent à atteindre. Leur conséquence est une situation qui, du point de vue de ceux-là même qui les préconisent et qui y ont recours, est pire encore que l’état précédent qu’ils devaient modifier. L’expansion du crédit conduit au retour périodique des crises économiques et des périodes de dépression. L’inflation fait grimper le prix de tous les biens et services. Les tentatives visant à faire appliquer des taux de salaire supérieurs à ceux qui seraient déterminés par un marché libre produisent un chômage de masse prolongé année après année. Le plafonnement des prix conduit à une diminution de l’offre des biens concernés. Les économistes ont prouvé ces théorèmes d’une manière irréfutable. Aucun pseudo-économiste « progressiste » n’a d’ailleurs jamais essayé de les réfuter.

L’accusation essentielle portée par les progressistes contre le capitalisme est que la récurrence des crises et des dépressions, ainsi que le chômage de masse, sont des caractéristiques qui lui sont inhérentes. La démonstration que ces phénomènes sont, au contraire, le résultat des tentatives interventionnistes de contrôler le capitalisme et d’améliorer la situation de l’homme ordinaire donne à l’idéologie progressiste le coup de grâce. Comme les progressistes ne sont pas en mesure d’avancer la moindre objection défendable contre les enseignements des économistes, ils essaient de les cacher au peuple et plus particulièrement aux intellectuels et aux étudiants des universités. Toute référence à l’une de ces hérésies est formellement interdite. Leurs auteurs sont traités de tous les noms et on dissuade les étudiants de lire leur « fatras idiot ».

D’après le dogmatique progressiste, il existe deux groupes d’hommes se disputant pour savoir quelle sera la quantité du « revenu national » que chacun gardera pour lui. La classe possédante, les entrepreneurs et les capitalistes, auxquels ils se réfèrent souvent sous l’appellation de « patronat », n’est pas préparée à abandonner aux « travailleurs », c’est-à-dire aux salariés et aux employés, plus qu’une peccadille, à peine plus que le minimum vital. Les travailleurs, comme on peut facilement le comprendre puisqu’ils sont énervés par la cupidité des patrons, sont enclins à tendre une oreille aux extrémistes, aux communistes, à ceux qui veulent exproprier totalement le patronat. Toutefois, la majorité de la classe des travailleurs est suffisamment modérée pour ne pas céder à l’extrémisme excessif. Ils rejettent le communisme et sont prêts à se contenter de moins que la confiscation totale des rentes « imméritées ». Leur objectif est une solution médiane, le planisme, l’État-providence, le socialisme. Dans cette controverse, les intellectuels qui n’appartiennent prétendument à aucun des deux camps opposés, sont appelés à jouer le rôle d’arbitres. Eux — les professeurs, représentants de la science, et les écrivains, représentants de la littérature — doivent freiner les extrémistes de chaque groupe, ceux qui recommandent le capitalisme comme ceux qui préconisent le communisme. Ils doivent être du côté des modérés. Ils doivent défendre le planisme, l’État-providence, le socialisme et soutenir toutes les mesures destinées à réfréner la cupidité du patronat et à l’empêcher d’abuser de son pouvoir économique.

Il n’est pas nécessaire de recommencer à nouveau une analyse détaillée de tous les sophismes et de toutes les contradictions qu’implique cette façon de penser. Il est suffisant de distinguer trois erreurs fondamentales.

Premièrement : Le grand conflit idéologique de notre époque n’est pas une lutte pour la répartition du « revenu national ». Ce n’est pas une dispute entre deux classes dont chacune désire s’approprier la plus grande part d’une somme disponible et devant être distribuée. C’est un désaccord concernant le choix le plus adéquat du système d’organisation économique de la société. La question est : lequel de ces deux systèmes, capitalisme ou socialisme, garantit-il une productivité plus grande des efforts humains en vue d’améliorer le niveau de vie des gens ? La question est aussi : le socialisme peut-il être considéré comme une solution alternative au capitalisme et une quelconque conduite rationnelle des activités de production, c’est-à-dire une conduite basée sur le calcul économique, peut-elle être effectuée dans un régime socialiste ? Le fanatisme et le dogmatisme des socialistes se manifestent dans le fait qu’ils refusent obstinément d’examiner ces questions. Avec eux, la conclusion est déjà réglée d’avance : le capitalisme est le pire de tous les maux et le socialisme est l’incarnation de tout ce qui est bien. Toute tentative d’analyser les problèmes économiques d’une communauté socialiste est considérée comme un crime de lèse-majesté. Comme la situation actuellement en vigueur dans les pays occidentaux ne permet pas encore de liquider, selon la méthode russe, de tels contrevenants, ils les insultent et les calomnient, jettent la suspicion sur leurs motivations et les boycottent 5.

Deuxièmement : Il n’y a pas de différence économique entre le socialisme et le communisme. Les deux termes se rapportent au même système d’organisation de la société, c’est-à-dire au contrôle public de tous les moyens de production, par opposition au contrôle privé des moyens de production, à savoir le capitalisme. Les deux termes, socialisme et communisme, sont synonymes. Le document que tous les socialistes marxistes considèrent comme le fondement inébranlable de leurs principes est intitulé Manifeste communiste. Inversement, le nom officiel de l’empire russe est Union des républiques socialistes soviétiques (U.R.S.S.) 6.

L’antagonisme entre les partis socialistes et communistes actuels ne concerne pas le but ultime de leurs politiques. Il concerne principalement la volonté des dictateurs russes d’assujettir autant de pays que possible, et en premier lieu les États-Unis. Il concerne, de plus, la question de savoir si la réalisation du contrôle public des moyens de production doit être obtenue par des méthodes constitutionnelles ou par un renversement violent du gouvernement en place.

Les termes « planisme » et « État-providence » tels qu’ils sont utilisés par les économistes, les hommes d’État, les politiciens et toutes les autres personnes ne signifient pas non plus quelque chose de différent du but final du socialisme et du communisme. Le planisme signifie que le plan du gouvernement doit remplacer les plans des citoyens individuels. Il veut dire que les entrepreneurs et les capitalistes doivent être privés de la liberté d’utiliser leurs capitaux d’après leurs propres projets et qu’ils sont obligés de se soumettre sans condition aux ordres émis par le bureau central de planification. Ceci revient à transférer le contrôle des entrepreneurs et des capitalistes au gouvernement.

C’est par conséquent une grave erreur que de considérer le socialisme, le planisme ou l’État-providence comme des solutions au problème de l’organisation économique de la société qui différeraient de celle du communisme et qui devraient être considérées comme « moins absolutistes » ou « moins radicales ». Le socialisme et le planisme ne sont pas des antidotes au communisme comme semblent le croire de nombreuses personnes. Un socialiste n’est plus modéré qu’un communiste que dans la mesure où il ne livre pas de documents secrets de son pays aux agents russes et ne projette pas d’assassiner les bourgeois anticommunistes. C’est, bien entendu, une différence très importante. Mais cela ne concerne en rien le but ultime de l’action politique.

Troisièmement : Capitalisme et socialisme sont deux modèles distincts d’organisation sociale. Le contrôle privé des moyens de production et leur contrôle public sont des notions contradictoires et pas seulement contraires. Il ne peut pas exister d’économie mixte, de système qui se tiendrait à mi-chemin entre le capitalisme et le socialisme. Ceux qui défendent ce que l’on prend à tort pour une solution médiane ne recommandent pas un compromis entre socialisme et capitalisme, mais un troisième modèle qui possède ses caractéristiques propres et qui doit être jugé selon ses propres mérites. Ce troisième système, que les économistes appellent interventionnisme, ne combinent pas, comme le proclament ses partisans, certains traits du capitalisme avec certaines caractéristiques du socialisme. C’est une chose totalement différente de chacun des deux. Les économistes qui déclarent que l’interventionnisme n’atteint pas les objectifs que ses tenants veulent obtenir, mais empire les choses — non pas du propre point de vue de l’économiste, mais de celui-là même des avocats de l’interventionnisme — ne sont pas des individus intransigeants et extrémistes. Ils ne font que décrire les conséquences inévitables de l’interventionnisme.

Quand Marx et Engels, dans le Manifeste communiste, défendaient des mesures interventionnistes données, ils ne voulaient pas recommander un compromis entre le socialisme et le capitalisme. Ils considéraient ces mesures — qui, incidemment, sont les mêmes que celles qui forment l’essence des politiques de New Deal et de Fair Deal — comme les premiers pas sur la voie vers l’instauration du communisme intégral. Ils décrivaient eux-mêmes ces mesures comme « économiquement insuffisantes et insoutenables » et les réclamaient que parce que ces mesures « au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier ».

La philosophie sociale et économique des progressistes est donc un plaidoyer en faveur du socialisme et du communisme.

6. Les pièces et les romans « sociaux »

Le public, qui soutient les idées socialistes, demande plus de pièces et de romans socialistes (« sociaux »). Les auteurs, eux-mêmes imprégnés d’idées socialistes, sont prêts à offrir la matière réclamée. Ils décrivent des situations peu satisfaisantes qui, comme ils l’insinuent, sont la conséquence inévitable du capitalisme. Ils dépeignent la pauvreté et la misère noire, l’ignorance, la saleté et la maladie des classes exploitées. Ils critiquent sévèrement le luxe, la stupidité et la corruption morale des classes exploiteuses. A leurs yeux tout ce qui est mal et ridicule est bourgeois et tout ce qui est bon et sublime est prolétaire.

Les auteurs qui traitent des vies de personnes touchées par la pauvreté peuvent être divisés en deux catégories. La première est celle de ceux qui n’ont pas eu eux-mêmes l’expérience de la pauvreté, qui sont nés et ont été élevés dans un milieu « bourgeois » ou dans un milieu de salariés ou de paysans prospères : l’environnement dans lequel ils situent les personnages de leurs pièces et de leurs romans leur est étranger. Ces auteurs doivent donc, avant de commencer à écrire, rassembler des informations sur la vie de la classe qu’ils veulent dépeindre. Ils débutent leurs recherches. Mais, bien sûr, ils n’abordent pas le sujet de leurs études avec un esprit impartial. Ils savent à l’avance ce qu’ils découvriront. Ils sont convaincus que la situation des salariés est horrible et affligeante au-delà de toute imagination. Ils ferment les yeux sur tout ce qu’ils ne veulent pas voir et ne trouvent que ce qui confirme leurs idées préconçues. Les socialistes leur ont enseigné que le capitalisme est un système faisant terriblement souffrir les masses et que plus le capitalisme progresse et atteint sa pleine maturité, plus l’immense majorité s’appauvrit. Leurs romans et leurs pièces sont construits comme des cas d’école permettant de démontrer ce dogme marxiste.

Ce qui ne va pas avec ces auteurs n’est pas qu’ils choisissent de dépeindre la misère et le dénuement. Un artiste peut montrer sa maîtrise en traitant n’importe quel type de sujet. Leur erreur consiste plutôt dans leur déformation tendancieuse et dans leur interprétation erronée des conditions sociales. Ils n’arrivent pas à saisir que les circonstances choquantes qu’ils décrivent sont le résultat de l’absence de capitalisme, les vestiges du passé pré-capitaliste ou les effets de politiques sabotant le fonctionnement du capitalisme. Ils ne comprennent pas que le capitalisme, en générant une production à grande échelle pour la consommation de masse, est fondamentalement un système qui élimine la misère autant que possible. Ils ne décrivent le salarié que dans son rôle d’ouvrier d’usine et ne réfléchissent jamais au fait qu’il est aussi le principal consommateur soit des biens manufacturés eux-mêmes, soit de la nourriture et des matières premières contre lesquelles on les échange.

La prédilection de ces auteurs pour traiter de la misère et de la détresse se transforme en une scandaleuse distorsion de la vérité quand ils laissent entendre qu’ils dépeignent une situation typique et représentative du capitalisme. L’information fournie par les données statistiques concernant la production et la vente de tous les articles de la production à grande échelle montre clairement que le salarié type ne vit pas dans les tréfonds de la misère.

Le représentant le plus éminent de l’école de la littérature « sociale » est Émile Zola. Il a établi le modèle qu’une foule d’imitateurs moins doués a adopté. A son avis l’art devait être intimement lié à la science. Il devait se fonder sur la recherche et illustrer les trouvailles de la science. Or le principal résultat des sciences sociales, selon Zola, était le dogme expliquant que le capitalisme serait le pire de tous les maux et que l’avènement du socialisme serait à la fois inévitable et hautement désirable. Ses romans étaient « en fait un ensemble d’homélies socialistes » 7. Mais Zola, avec ses préjugés et son zèle prosocialiste, fut vite surpassé par la littérature « prolétarienne » de ses adeptes.

Les critiques littéraires « prolétariens » prétendent que ces auteurs « prolétariens » ne font que traiter des faits bruts de l’expérience du prolétariat 8. Toutefois, ces auteurs ne font pas que rapporter des faits. Ils les interprètent du point de vue des enseignements de Marx, de Veblen et des Webb. Cette interprétation est le fond de leurs écrits, le point saillant qui les caractérise comme propagande prosocialiste. Ces écrivains considèrent les dogmes sur lesquels reposent leur explication des événements comme étant évidents et irréfutables, et sont pleinement convaincus que leurs lecteurs partagent leur confiance. Il leur semble ainsi souvent superflu de mentionner explicitement les doctrines. Ils ne s’y réfèrent parfois que par insinuation. Mais ceci ne change pas le fait que tout ce qu’ils font passer dans leurs livres dépend de la validité des principes socialistes et des constructions pseudo-économiques. Leur fiction est une illustration des leçons des doctrinaires anti-capitalistes et s’effondre avec elles.

La deuxième catégorie des auteurs de fiction « prolétarienne » sont ceux qui sont nés dans le milieu de prolétaires qu’ils décrivent dans leurs livres. Ces hommes sont sortis de cet environnement de travailleurs manuels et ont rejoint les rangs des professions libérales. Ils ne sont pas, contrairement aux auteurs prolétariens issus d’un milieu « bourgeois », dans la nécessité d’apprendre quelque chose sur la vie des salariés. Ils peuvent utiliser leur propre expérience.

Cette expérience personnelle leur apprend des choses qui contredisent catégoriquement les dogmes essentiels du credo socialiste. On ne barre pas l’accès à des positions plus satisfaisantes aux fils talentueux et très travailleurs de parents vivant dans des conditions modestes. Les auteurs issus d’un milieu « prolétarien » sont eux-mêmes un témoignage de ce fait. Ils savent pourquoi eux ont réussi alors que la plupart de leurs frères et de leurs camarades n’y sont pas parvenus. Au cours de leur progression vers une meilleure position sociale, ils ont amplement eu l’occasion de rencontrer d’autres jeunes gens qui, comme eux, désiraient apprendre et progresser. Ils savent pourquoi certains d’entre eux ont trouvé leur voie et pourquoi d’autres l’ont ratée. Désormais, vivant au sein des « bourgeois », ils découvrent que ce qui distingue l’homme qui gagne beaucoup d’argent de celui qui en gagne moins n’est pas que le premier est un escroc. Ils n’auraient pas dépassé le niveau auquel ils sont nés s’ils avaient été assez stupides pour ne pas voir que beaucoup d’industriels et de membres des professions libérales sont eux aussi des self-made men, qui ont commencé par être pauvres. Ils ne peuvent pas ne pas saisir que les différences de revenus sont dues à des facteurs autres que ceux suggérés par le ressentiment socialiste.

Si de tels auteurs se laissent aller à écrire ce qui est en réalité une prose prosocialiste, ils ne sont pas sincères. Leurs romans et leurs pièces ne sont pas véridiques et sont donc bonnes à jeter à la poubelle. Ils sont bien en deçà du niveau des livres de leurs collègues d’origine « bourgeoise », qui au moins croient ce qu’ils écrivent.

Les auteurs socialistes ne se contentent pas de dépeindre la situation des victimes du capitalisme. Ils s’occupent aussi de la vie et des actions de ses bénéficiaires : les hommes d’affaires. Ils sont résolus à révéler aux lecteurs comment naissent les profits. Comme ils ne sont pas eux-mêmes — Dieu merci — familiers d’un sujet aussi sale, ils cherchent d’abord des informations dans les livres des historiens compétents. Voici ce que ces experts leur racontent sur les « gangsters de la finance » et les « requins de l’industrie » et sur la façon dont ils acquièrent leurs richesses : « Il commença sa carrière comme conducteur de bestiaux, ce qui veut dire qu’il achetait le bétail des fermiers et le menait au marché pour l’y vendre. Le bétail était vendu aux bouchers d’après son poids. Juste avant de se rendre au marché, il gavait les bêtes de sel et leur donnait à boire de grandes quantités d’eau. Un gallon d’eau pesait environ huit livres. Mettez trois ou quatre gallons d’eau dans une vache, et vous avez quelque chose en plus quand il s’agit de la vendre. » 9 Dans la même veine, des douzaines et des douzaines de romans et de pièces de théâtre racontent les transactions du vilain de leur intrigue : l’homme d’affaires. Les magnats de l’industrie deviennent riches en vendant de l’acier fendu et de la nourriture avariée, des chaussures avec des semelles en carton et des articles de coton présentés comme de la soie. Ils soudoient les sénateurs et les gouverneurs, les juges et la police. Ils trompent leurs clients et leurs employés. C’est une histoire très simple.

Il n’est jamais venu à l’esprit de ces auteurs que leur narration présente implicitement tous les autres Américains comme de parfaits idiots que tout vaurien peut facilement duper. L’astuce mentionnée plus haut sur les vaches gonflées est la méthode d’arnaque la plus primitive et la plus ancienne. Il est difficile de croire qu’il reste quelque part dans le monde des acheteurs de bétail assez stupides pour s’y laisser prendre. Supposer qu’il y a aux États-Unis des bouchers qui pourraient se laisser tromper de cette façon, c’est trop attendre de la simplicité du lecteur. Il en va de même pour toutes les fables similaires.

Dans sa vie privée l’homme d’affaires, tel que le dépeint l’auteur « progressiste », est un barbare, un joueur et un ivrogne. Il passe ses jours aux courses, ses soirées dans les boîtes de nuit et ses nuits avec ses maîtresses. Comme Marx et Engels l’ont souligné dans le Manifeste communiste, ces « bourgeois, non contents d’avoir à leur disposition les femmes et les filles des prolétaires, sans parler de la prostitution officielle, trouvent un plaisir singulier à se cocufier mutuellement. » Voilà le reflet du monde des affaires américain tel que le renvoie une grande partie de la littérature américaine 10.

Ludwig von Mises in La Mentalité Anti-Capitaliste

Notes

a. Voir ce que dit Mises sur G.D.H. Cole dans l’essai 3 du recueil Planning for freedom. NdT.

b. L’expression américaine « detective story », employée par Mises, fait évidemment une référence plus directe à des histoires de détectives privés que la traduction (habituelle) en français de ce genre littéraire par « roman policier ». NdT.

c. Mises s’est-il souvenu d’Ayn Rand, qui avait acquis la réputation de ne lire que ce genre d’ouvrage ?… (En fait, elle avait fini par lire de moins en moins, ne trouvant pas ce qu’elle cherchait, alors qu’elle aimait les romans de Spillane et Fleming. Voir The Romantic Manifesto pour ses analyses sur la littérature.). C’est fort peu vraisembable, notamment en raison de la date de publication du présent ouvrage (1956). Mais le rapprochement est amusant. On pourra voir plus loin que Mises ne partageait vraisemblablement pas non plus totalement les goûts architecturaux de la romancière (qu’elle a exprimés dans The Foutainhead, [traduit en français sous le titre La Source vive pour le roman et Le Rebelle pour le film de King Vidor qui en a été tiré]).

Ce qui n’empêchait pas Mises de l’apprécier : « Ayn Rand est l’homme le plus courageux des États-Unis » avait-il confié à leur ami commun Henry Hazlitt, ce qui avait enchanté Rand (surtout l’emploi du terme d’homme. Source : B. Branden, The Passion of Ayn Rand [Anchor Books, 1987, p. 189]. La citation exacte n’est cependant pas garantie : Roy Childs, dans son article « Ayn Rand and the Libertarian Movement » (Update, 1982), cite l’anecdote en racontant que Mises avait dit d’elle qu’elle était « un des plus grands hommes de l’histoire »). Voir aussi la lettre qu’il lui avait adressée.

Par ailleurs, l’affreux socialiste anglais Harold Laski, que Mises étrille à fort juste titre (voir plus loin dans le présent ouvrage, ainsi que dans d’autres de Mises) avait servi de modèle à Rand pour le personnage d’Ellsworth Toohey, le méchant de The Fountainhead (Cf. B. Branden, op. cit., p. 139). NdT.

d. En français dans le texte. NdT.

1. Cf. William O. Aydelotte, The Detective Story as a Historical Source (The Yale Review, 1949, Vol. XXXIX, pp. 76-95).

2. Un fait significatif est le succès de la diffusion des magazines à scandale [exposé magazines], la dernière nouveauté de la presse américaine. Ces magazines sont exclusivement consacrés à démasquer les méfaits et les vices secrets des gens connaissant le succès, plus particulièrement des millionnaires et des célébrités de l’écran. Selon le numéro du 11 juillet 1955 de Newsweek, les ventes de l’un de ces magazines ont été estimées à 3,8 millions d’exemplaires pour septembre 1955. Il est évident que l’homme moyen se réjouit de l’exposé des péchés —réels ou imaginaires — de ceux qui l’éclipsent.

3. Cf. Cabet, Voyage en Icarie, Paris, 1848, p. 127.

4. Sur le système de boycottage mis en place par l’Église catholique, cf. P. Blanshard, American Freedom and Catholic Power, Boston, 1949, pp. 194-198.

5. Les deux dernières phrases ne se réfèrent pas aux trois ou quatre auteurs socialistes de notre époque qui — très tardivement en réalité en d’une manière très insatisfaisante — ont commencé à examiner les problèmes économiques du socialisme. Mais elles sont littéralement vraies pour tous les autres socialistes, depuis les origines des idées socialistes jusqu’à nos jours.

6. Sur les tentatives de Staline de faire une distinction entre socialisme et communisme, cf. Mises, Planned Chaos, Irvington-on-Hudson, 1947, pp. 44-46. (Trad. fr. : Le Chaos du planisme).

7. Cf. P. Martino dans Encyclopedia of the Social Science, Vol. XV, p. 537.

8. Cf. J. Freeman, Introduction to Proletarian Literature in the United States, an Anthology, New York, 1935, pp. 9-28.

9. Cf. Woodward (A New American History, New York, 1938, p. 608) qui raconte la biographie d’un homme d’affaires qui subventionnait un séminaire de théologie.

10. Cf. la brillante analyse de John Chamberlain, « The Businessman in Fiction » (Fortune, novembre 1948, pp. 134-148.

La littérature dans un régime capitaliste (Ludwig von Mises)

février 16, 2007

1. Le marché des produits littéraires

Le capitalisme donne à beaucoup de gens l’occasion de faire preuve d’initiative. Alors que la rigidité d’une société de statut demande à chacun le même résultat invariable et routinier, et ne tolère aucun écart par rapport aux modes de conduite traditionnels, le capitalisme encourage l’innovateur. Le profit est la récompense d’un écart couronné de succès par rapport aux façons usuelles de procéder ; la perte est la punition de celui qui s’accroche paresseusement à des méthodes obsolètes. L’individu est libre de montrer qu’il peut faire mieux que les autres.

Toutefois, cette liberté de l’individu est limitée. Elle est une conséquence de la démocratie du marché et dépend donc de l’appréciation des réalisations de l’individu par les consommateurs souverains. Ce qui rapporte sur le marché, ce n’est pas la bonne performance en tant que telle, mais la performance reconnue comme bonne par un nombre suffisamment important de consommateurs. Si le public acheteur est trop borné pour apprécier comme il convient la valeur d’un produit, aussi excellent soit-il, toutes les peines et toutes les dépenses ont été subies et effectuées en vain.

Le capitalisme est fondamentalement un système de production de masse ayant pour but de satisfaire les besoins des masses. Il déverse une corne d’abondance sur l’homme ordinaire. Il a élevé le niveau de vie moyen à un point dont on n’avait jamais rêvé dans les époques précédentes. Il a rendu accessibles à des millions de gens des réjouissances qui, il y a quelques générations, n’étaient à la portée que d’une petite élite.

L’exemple le plus remarquable nous est fourni par le développement d’un vaste marché pour tous les types de littérature. La littérature — au sens le plus large du terme — est aujourd’hui un bien demandé par des millions de gens. Ils lisent des journaux, des magazines et des livres ; ils écoutent les retransmissions et remplissent les théâtres. Les auteurs, les producteurs et les acteurs qui répondent aux souhaits du public gagnent des sommes considérables. Dans le cadre de la division sociale du travail, une nouvelle subdivision s’est développée : la catégorie des gens de lettres, c’est-à-dire des gens qui gagnent leur vie en écrivant. Ces auteurs vendent leurs services ou le produit de leurs efforts sur le marché, de même que tous les autres spécialistes vendent leurs services et leurs produits. En leur qualité d’écrivains, ils font partie intégrante du corps social de la société de marché.

Dans les époques pré-capitalistes, écrire était un art qui ne rapportait rien. Les forgerons et les cordonniers pouvaient gagner leur vie avec leur métier, pas les auteurs. Écrire était un art libéral, un passe-temps, pas une profession. C’était la noble occupation de riches individus, de rois, de grands du royaume et d’hommes d’État, de patriciens et d’autres gentilshommes financièrement indépendants. Les évêques, les moines, les professeurs d’université et les soldats écrivaient pendant leur temps libre. L’homme sans le sou qu’un élan irrésistible poussait à écrire devait d’abord s’assurer une autre source de revenus. Spinoza fabriquait des lentilles. Les deux Mill, le père et le fils, travaillaient dans les bureaux londoniens de la Compagnie des Indes orientales. Mais la plupart des auteurs pauvres vivaient de la générosité de riches amis des arts et des sciences. Les rois et les princes rivalisaient entre eux pour patronner les poètes et les écrivains. Les cours étaient le refuge de la littérature.

Il est un fait historique que ce système de patronage accordait aux auteurs une parfaite liberté d’expression. Les patrons n’essayaient pas d’imposer leur propre philosophie et leurs propres normes de goût et d’éthique à leurs protégés. Ils cherchaient souvent à les protéger contre les autorités ecclésiastiques. Il était au moins possible pour un auteur qui avait été banni d’une ou de plusieurs cours de trouver refuge dans une cour rivale.

Néanmoins, l’image des philosophes, des historiens et des poètes évoluant au milieu des courtisans et dépendant des bonnes grâces d’un despote n’était pas très édifiante. Les anciens libéraux saluèrent le développement d’un marché des produits littéraires comme une composante essentielle du processus d’émancipation des hommes vis-à-vis de la tutelle des rois et des aristocrates. A partir de là, pensaient-ils, le jugement des classes instruites sera prépondérant. Quelle merveilleuse perspective ! Une nouvelle lumière semblait poindre.

2. Le succès du marché des livres

Il y avait cependant quelques défauts dans ce tableau.

La littérature n’est pas conformisme, mais dissidence. Les auteurs qui se contentent de répéter ce que tout le monde approuve et souhaite entendre n’ont pas d’importance. Seul compte l’innovateur, le dissident, celui qui introduit des choses jamais entendues auparavant, l’homme qui rejette les normes traditionnelles et cherche à remplacer les vieilles valeurs et les vieilles idées par de nouvelles. Il est par nécessité anti-autoritaire, opposé au gouvernement et à l’immense majorité de ses contemporains. Il est précisément l’auteur dont la plus grande partie du public n’achète pas les livres.

Quoi que l’on puisse penser de Marx et de Nietzsche, personne ne peut nier que leur succès posthume a été considérable. Ils seraient pourtant tous les deux morts de faim s’ils n’avaient pas eu d’autres sources de revenus que leurs droits d’auteurs. Les dissidents et les innovateurs ont peu à attendre de la vente de leurs livres sur le marché habituel.

Le champion du marché du livre, c’est l’auteur de fiction qui écrit pour les masses. Il serait erroné de croire que les acheteurs préfèrent toujours les mauvais livres aux bons. Comme ils manquent de jugement, ils sont prêts à absorber même de bons livres. Il est vrai que la plupart des romans et des pièces publiés aujourd’hui sont bons à jeter au panier. On ne peut rien attendre d’autre quand des milliers de volumes sont écrits chaque année. Notre époque sera peut-être appelée un jour l’âge de l’épanouissement de la littérature si seulement un livre publié sur mille se révélait valoir les grands livres du passé.

De nombreux critiques prennent plaisir à accuser le capitalisme de ce qu’ils appellent le déclin de la littérature. Ils devraient peut-être inculper leur propre incapacité à séparer le bon grain de l’ivraie. Sont-ils plus avisés que leurs prédécesseurs d’il y a une centaine d’année ? Aujourd’hui, par exemple, tous les critiques chantent les louanges de Stendhal. Mais lorsque ce dernier mourut en 1842, il était peu connu et incompris.

Le capitalisme a pu rendre les masses suffisamment prospères pour qu’elles puissent acheter des livres et des magazines. Mais il ne peut pas leur donner le discernement de Mécène ou de Can Grande della Scala. Ce n’est pas la faute du capitalisme si l’homme moderne n’apprécie pas les livres peu communs.

3. Quelques remarques sur les romans policiers

L’époque où le mouvement anti-capitaliste radical a acquis un pouvoir apparemment irrésistible, a engendré un nouveau genre littéraire, le roman policier. La génération des Anglais qui mirent le Parti travailliste au pouvoir fut enchantée par des auteurs comme Edgar Wallace. L’un des auteurs socialistes britanniques les plus marquants, G.D.H. Cole a, est tout aussi remarquable comme auteur de romans policiers. Un marxiste cohérent devrait dire que le roman policier — peut-être avec les films d’Hollywood, les comédies et « l’art » du strip-tease — constitue la superstructure artistique de l’époque du syndicalisme et de la socialisation.

De nombreux historiens, sociologues et psychologues ont essayé d’expliquer la popularité de ce genre étrange. La plus approfondies de ces recherches est celle du professeur W.O. Aydelotte. Ce dernier a raison d’affirmer que le mérite historique des romans policiers est de décrire des rêveries et de nous renseigner ainsi sur les gens qui les lisent. Il a tout autant raison de suggérer que le lecteur s’identifie avec le détective, ce qui rend en général ce détective une extension de son ego 1.

Ce lecteur est en fait un homme frustré qui n’a pas atteint la position que son ambition le poussait à rechercher. Comme nous l’avons déjà dit, il est disposé à se consoler en accusant l’injustice du système capitaliste. Il a échoué parce qu’il est honnête et respectueux de la loi. Ses concurrents plus chanceux ont réussi en raison de leur absence de probité : ils ont eu recours à des ruses déloyales auxquelles lui, homme pur consciencieux, n’aurait jamais songé. Si seulement les gens savaient à quel point ces arrogants sont malhonnêtes. Malheureusement, leurs crimes restent cachés et ils jouissent d’une réputation imméritée. Mais le jour du jugement dernier viendra. Lui-même les démasquera et dévoilera leurs méfaits.

Le déroulement typique des événements d’un roman policier est le suivant : Un homme que tout le monde considère comme respectable et incapable de la moindre mauvaise action a commis un crime abominable. Personne ne le soupçonne. Mais le fin limier ne peut pas être trompé. Il sait tout sur de tels hypocrites moralisateurs. Il assemble toutes les preuves pour confondre le coupable. Grâce à lui le bien finit par triompher.

Démasquer l’escroc qui se fait passer pour un citoyen respectable était, avec une tendance latente à l’opposition aux bourgeois, un sujet également souvent traité à un niveau littéraire plus élevé, par exemple par Ibsen dans Les Piliers de la société. Le roman policier rabaisse l’intrigue et y fait entrer le personnage facile du détective satisfait de lui qui prend plaisir à humilier un homme que tout le monde considère comme un citoyen irréprochable. La motivation du détective est une haine subconsciente du « bourgeois » qui a réussi. Ses homologues sont les inspecteurs des forces de police du gouvernement b. Ils sont trop bornés et trop préoccupés pour résoudre l’énigme. On sous-entend même parfois qu’ils sont sans le savoir favorables au coupable parce que sa position sociale les impressionne fortement. Le détective surmonte les obstacles que leur paresse met sur sa route. Son triomphe est une défaite des autorités de l’État bourgeois qui ont choisi de tels officiers de police.

Voilà pourquoi le roman policier est populaire auprès des gens souffrant d’une ambition frustrée. (Il y a également, bien entendu, d’autres lecteurs de romans policiers c). Ils rêvent jour et nuit d’assouvir leur vengeance sur leurs concurrents qui ont réussi. Ils rêvent de l’instant où leur rival, « menottes aux poignets, sera embarqué par la police. » Cette satisfaction leur est donnée indirectement lors du point culminant de l’histoire dans laquelle ils s’identifient au détective et identifient le meurtrier arrêté avec le rival qui les a dépassés 2.

4. La liberté de la presse

La liberté de la presse est l’une des caractéristiques fondamentales d’une nation de citoyens libres. Elle constitue l’un des points essentiels du programme politique du libéralisme classique. Personne n’a jamais réussi à avancer la moindre objection défendable contre ces deux classiques : Areopagitica (1644) de John Milton et On liberty ([De la Liberté], 1859) de John Stuart Mill. L’absence de censure est le sang de la littérature.

Une presse libre ne peut exister que s’il y a contrôle privé des moyens de production. Dans une communauté socialiste, où tous les moyens de publication et toutes les imprimeries sont possédés et dirigés par le gouvernement, il ne peut être question d’une presse libre. Seul le gouvernement détermine qui doit avoir le temps et l’occasion d’écrire, ainsi que ce qui doit être imprimé et publié. Comparée à la situation prévalant en Russie soviétique, même la Russie tsariste ressemblait, rétrospectivement, à un pays jouissant de la liberté de la presse. Quand les nazis ont perpétré leurs célèbres autodafés, ils se conformaient strictement aux plans de l’un des grands auteurs socialistes : Cabet 3.

Comme toutes les nations se dirigent vers le socialisme, la liberté des auteurs disparaît peu à peu. Il devient jour après jour plus difficile de publier un livre ou un article dont le contenu déplait au gouvernement ou aux puissants groupes de pression. Les hérétiques ne sont pas encore « liquidés » comme en Russie, et leurs livres ne sont pas non plus brûlés par ordre de l’Inquisition. Il n’y a pas non plus de retour à l’ancien système de censure. Les soi-disant progressistes ont des armes bien plus efficaces à leur disposition. Leur principal outil d’oppression est de boycotter les auteurs, les directeurs d’édition, les éditeurs, les imprimeurs, les publicitaires et les lecteurs.

Tout le monde est libre de s’abstenir de lire les livres, les revues et les journaux qu’il n’aime pas et de recommander aux autres de les éviter. Mais c’est une autre histoire lorsque certaines personnes menacent d’autres individus de sérieuses représailles au cas où ils n’arrêteraient pas d’aider certaines publications et leurs éditeurs. Dans de nombreux pays les éditeurs de journaux et de magazines craignent la perspective d’un boycottage de la part des syndicats. Ils évitent les discussions franches sur la question et se soumettent tacitement aux diktats des leaders syndicaux 4.

Les dirigeants syndicaux sont bien plus susceptibles que ne l’étaient les majestés royales ou impériales des époques passées. Ils ne supportent pas la plaisanterie. Leur susceptibilité a brisé la satire, la comédie et la comédie musicale au théâtre et a condamné les films de cinéma à la stérilité.

Dans l’ancien régime d, les théâtres étaient libres de mettre en scène les moqueries de Beaumarchais vis-à-vis de l’aristocratie et l’opéra immortel composé par Mozart. En France, sous le Second Empire, La Grande Duchesse de Gerolstein, d’Offenbach et Halévy, parodiait l’absolutisme, le militarisme et la vie de cours. Napoléon III lui-même et certains autres monarques européens s’amusèrent de cette pièce qui les tournait en ridicule. A l’époque victorienne, le censeur du théâtre britannique, Lord Chamberlain, n’empêcha pas la représentation des comédies musicales de Gilbert et Sullivan, qui se moquaient de toutes les vénérables institutions du système de gouvernement britannique. Des Lords remplissaient les loges pendant que sur scène le Comte de Montararat chantait : « La Chambre des Pairs n’avait aucune prétention à l’élévation intellectuelle. »

De nos jours il est hors de question de parodier sur scène les pouvoirs en place. On ne tolère aucune réflexion désobligeante sur les syndicats, les coopératives, les entreprises dirigées par le gouvernement, les déficits budgétaires et autres caractéristiques de l’État-providence. Les dirigeants syndicaux et les bureaucrates sont sacro-saints. Restent à la comédie les sujets qui ont rendu abominables les opérettes et la comédie hollywoodienne.

5. Le fanatisme des gens de lettres

Un observateur superficiel des idéologies actuelles pourrait facilement ne pas reconnaître le fanatisme prévalant chez les faiseurs de l’opinion publique et les manœuvres qui rendent inaudibles la voix des dissidents. Il semble y avoir désaccord sur des questions considérées comme importantes. Les communistes, les socialistes et les interventionnistes ainsi que les diverses sectes et écoles de ces partis, se combattent entre eux avec une telle ardeur que l’attention est détournée des dogmes fondamentaux sur lesquels ils sont en accord total. D’un autre côté, les quelques penseurs indépendants qui ont le courage de mettre en doute ces dogmes sont en pratique mis hors-la-loi et leurs idées ne peuvent pas atteindre le public des lecteurs. La formidable machine de propagande et d’endoctrinement « progressiste » a bien réussi à faire respecter ses tabous. L’orthodoxie intolérante des écoles prétendument « hétérodoxes » domine la scène.

Ce dogmatisme « hétérodoxe » est un mélange contradictoire et confus de diverses doctrines incompatibles entre elles. C’est l’éclectisme dans ce qu’il a de pire, une accumulation incompréhensible d’hypothèses empruntées à des sophismes et à des malentendus démolis depuis belle lurette. Elle comprend des bouts en provenance de plusieurs auteurs socialistes, de la variété « utopique » et de la variété « marxiste scientifique », de l’École historique allemande, des Fabiens, des Institutionnalistes américains, des Syndicalistes français, des Technocrates. Elle répète les erreurs de Godwin, Carlyle, Ruskin, Bismarck, Sorel, Veblen et d’autres moins connus.

Le dogme fondamental de ce chœur décrète que la pauvreté est la conséquence d’institutions sociales inéquitables. Le péché originel qui a privé l’humanité de la vie merveilleuse du Jardin d’Eden fut l’établissement de la propriété privée et de l’entreprise privée. Le capitalisme ne sert que les intérêts égoïstes de farouches exploiteurs. Il condamne les masses d’hommes droits à l’appauvrissement progressif et à la déchéance. Ce qu’il faut pour rendre tous ces gens prospères, c’est dompter les cupides exploiteurs grâce au grand dieu nommé État. La motivation du « service » doit remplacer la motivation du « profit ». Heureusement, disent-ils, aucune intrigue et aucune brutalité de la part des abominables « royalistes économiques » ne peut remettre en question le mouvement de réforme. L’avènement d’un âge de planification centralisée est inévitable. Il y aura alors abondance pour tous. Ceux qui souhaitent accélérer cette grande transformation se désignent eux-mêmes comme progressistes précisément parce qu’ils prétendent œuvrer pour la réalisation de ce qui est à la fois désirable et en accord avec les lois inexorables de l’évolution historique. Ils dénoncent comme réactionnaires tous ceux qui se sont engagés dans l’effort vain d’arrêter ce qu’ils appellent le progrès.

Du point de vue de ces dogmes, les progressistes préconisent certaines politiques qui, à les entendre, pourraient soulager immédiatement le sort des masses qui souffrent. Ils recommandent, par exemple, l’expansion du crédit et l’accroissement de la quantité de monnaie en circulation, des taux de salaire minimums à décréter et à faire appliquer soit par le gouvernement soit par la pression et la violence des syndicats, le contrôle du prix des biens et des loyers, ainsi que d’autres mesures interventionnistes. Les économistes ont cependant démontré que de tels remèdes de charlatan n’arrivaient pas à engendrer les résultats que leurs avocats cherchent à atteindre. Leur conséquence est une situation qui, du point de vue de ceux-là même qui les préconisent et qui y ont recours, est pire encore que l’état précédent qu’ils devaient modifier. L’expansion du crédit conduit au retour périodique des crises économiques et des périodes de dépression. L’inflation fait grimper le prix de tous les biens et services. Les tentatives visant à faire appliquer des taux de salaire supérieurs à ceux qui seraient déterminés par un marché libre produisent un chômage de masse prolongé année après année. Le plafonnement des prix conduit à une diminution de l’offre des biens concernés. Les économistes ont prouvé ces théorèmes d’une manière irréfutable. Aucun pseudo-économiste « progressiste » n’a d’ailleurs jamais essayé de les réfuter.

L’accusation essentielle portée par les progressistes contre le capitalisme est que la récurrence des crises et des dépressions, ainsi que le chômage de masse, sont des caractéristiques qui lui sont inhérentes. La démonstration que ces phénomènes sont, au contraire, le résultat des tentatives interventionnistes de contrôler le capitalisme et d’améliorer la situation de l’homme ordinaire donne à l’idéologie progressiste le coup de grâce. Comme les progressistes ne sont pas en mesure d’avancer la moindre objection défendable contre les enseignements des économistes, ils essaient de les cacher au peuple et plus particulièrement aux intellectuels et aux étudiants des universités. Toute référence à l’une de ces hérésies est formellement interdite. Leurs auteurs sont traités de tous les noms et on dissuade les étudiants de lire leur « fatras idiot ».

D’après le dogmatique progressiste, il existe deux groupes d’hommes se disputant pour savoir quelle sera la quantité du « revenu national » que chacun gardera pour lui. La classe possédante, les entrepreneurs et les capitalistes, auxquels ils se réfèrent souvent sous l’appellation de « patronat », n’est pas préparée à abandonner aux « travailleurs », c’est-à-dire aux salariés et aux employés, plus qu’une peccadille, à peine plus que le minimum vital. Les travailleurs, comme on peut facilement le comprendre puisqu’ils sont énervés par la cupidité des patrons, sont enclins à tendre une oreille aux extrémistes, aux communistes, à ceux qui veulent exproprier totalement le patronat. Toutefois, la majorité de la classe des travailleurs est suffisamment modérée pour ne pas céder à l’extrémisme excessif. Ils rejettent le communisme et sont prêts à se contenter de moins que la confiscation totale des rentes « imméritées ». Leur objectif est une solution médiane, le planisme, l’État-providence, le socialisme. Dans cette controverse, les intellectuels qui n’appartiennent prétendument à aucun des deux camps opposés, sont appelés à jouer le rôle d’arbitres. Eux — les professeurs, représentants de la science, et les écrivains, représentants de la littérature — doivent freiner les extrémistes de chaque groupe, ceux qui recommandent le capitalisme comme ceux qui préconisent le communisme. Ils doivent être du côté des modérés. Ils doivent défendre le planisme, l’État-providence, le socialisme et soutenir toutes les mesures destinées à réfréner la cupidité du patronat et à l’empêcher d’abuser de son pouvoir économique.

Il n’est pas nécessaire de recommencer à nouveau une analyse détaillée de tous les sophismes et de toutes les contradictions qu’implique cette façon de penser. Il est suffisant de distinguer trois erreurs fondamentales.

Premièrement : Le grand conflit idéologique de notre époque n’est pas une lutte pour la répartition du « revenu national ». Ce n’est pas une dispute entre deux classes dont chacune désire s’approprier la plus grande part d’une somme disponible et devant être distribuée. C’est un désaccord concernant le choix le plus adéquat du système d’organisation économique de la société. La question est : lequel de ces deux systèmes, capitalisme ou socialisme, garantit-il une productivité plus grande des efforts humains en vue d’améliorer le niveau de vie des gens ? La question est aussi : le socialisme peut-il être considéré comme une solution alternative au capitalisme et une quelconque conduite rationnelle des activités de production, c’est-à-dire une conduite basée sur le calcul économique, peut-elle être effectuée dans un régime socialiste ? Le fanatisme et le dogmatisme des socialistes se manifestent dans le fait qu’ils refusent obstinément d’examiner ces questions. Avec eux, la conclusion est déjà réglée d’avance : le capitalisme est le pire de tous les maux et le socialisme est l’incarnation de tout ce qui est bien. Toute tentative d’analyser les problèmes économiques d’une communauté socialiste est considérée comme un crime de lèse-majesté. Comme la situation actuellement en vigueur dans les pays occidentaux ne permet pas encore de liquider, selon la méthode russe, de tels contrevenants, ils les insultent et les calomnient, jettent la suspicion sur leurs motivations et les boycottent 5.

Deuxièmement : Il n’y a pas de différence économique entre le socialisme et le communisme. Les deux termes se rapportent au même système d’organisation de la société, c’est-à-dire au contrôle public de tous les moyens de production, par opposition au contrôle privé des moyens de production, à savoir le capitalisme. Les deux termes, socialisme et communisme, sont synonymes. Le document que tous les socialistes marxistes considèrent comme le fondement inébranlable de leurs principes est intitulé Manifeste communiste. Inversement, le nom officiel de l’empire russe est Union des républiques socialistes soviétiques (U.R.S.S.) 6.

L’antagonisme entre les partis socialistes et communistes actuels ne concerne pas le but ultime de leurs politiques. Il concerne principalement la volonté des dictateurs russes d’assujettir autant de pays que possible, et en premier lieu les États-Unis. Il concerne, de plus, la question de savoir si la réalisation du contrôle public des moyens de production doit être obtenue par des méthodes constitutionnelles ou par un renversement violent du gouvernement en place.

Les termes « planisme » et « État-providence » tels qu’ils sont utilisés par les économistes, les hommes d’État, les politiciens et toutes les autres personnes ne signifient pas non plus quelque chose de différent du but final du socialisme et du communisme. Le planisme signifie que le plan du gouvernement doit remplacer les plans des citoyens individuels. Il veut dire que les entrepreneurs et les capitalistes doivent être privés de la liberté d’utiliser leurs capitaux d’après leurs propres projets et qu’ils sont obligés de se soumettre sans condition aux ordres émis par le bureau central de planification. Ceci revient à transférer le contrôle des entrepreneurs et des capitalistes au gouvernement.

C’est par conséquent une grave erreur que de considérer le socialisme, le planisme ou l’État-providence comme des solutions au problème de l’organisation économique de la société qui différeraient de celle du communisme et qui devraient être considérées comme « moins absolutistes » ou « moins radicales ». Le socialisme et le planisme ne sont pas des antidotes au communisme comme semblent le croire de nombreuses personnes. Un socialiste n’est plus modéré qu’un communiste que dans la mesure où il ne livre pas de documents secrets de son pays aux agents russes et ne projette pas d’assassiner les bourgeois anticommunistes. C’est, bien entendu, une différence très importante. Mais cela ne concerne en rien le but ultime de l’action politique.

Troisièmement : Capitalisme et socialisme sont deux modèles distincts d’organisation sociale. Le contrôle privé des moyens de production et leur contrôle public sont des notions contradictoires et pas seulement contraires. Il ne peut pas exister d’économie mixte, de système qui se tiendrait à mi-chemin entre le capitalisme et le socialisme. Ceux qui défendent ce que l’on prend à tort pour une solution médiane ne recommandent pas un compromis entre socialisme et capitalisme, mais un troisième modèle qui possède ses caractéristiques propres et qui doit être jugé selon ses propres mérites. Ce troisième système, que les économistes appellent interventionnisme, ne combinent pas, comme le proclament ses partisans, certains traits du capitalisme avec certaines caractéristiques du socialisme. C’est une chose totalement différente de chacun des deux. Les économistes qui déclarent que l’interventionnisme n’atteint pas les objectifs que ses tenants veulent obtenir, mais empire les choses — non pas du propre point de vue de l’économiste, mais de celui-là même des avocats de l’interventionnisme — ne sont pas des individus intransigeants et extrémistes. Ils ne font que décrire les conséquences inévitables de l’interventionnisme.

Quand Marx et Engels, dans le Manifeste communiste, défendaient des mesures interventionnistes données, ils ne voulaient pas recommander un compromis entre le socialisme et le capitalisme. Ils considéraient ces mesures — qui, incidemment, sont les mêmes que celles qui forment l’essence des politiques de New Deal et de Fair Deal — comme les premiers pas sur la voie vers l’instauration du communisme intégral. Ils décrivaient eux-mêmes ces mesures comme « économiquement insuffisantes et insoutenables » et les réclamaient que parce que ces mesures « au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier ».

La philosophie sociale et économique des progressistes est donc un plaidoyer en faveur du socialisme et du communisme.

6. Les pièces et les romans « sociaux »

Le public, qui soutient les idées socialistes, demande plus de pièces et de romans socialistes (« sociaux »). Les auteurs, eux-mêmes imprégnés d’idées socialistes, sont prêts à offrir la matière réclamée. Ils décrivent des situations peu satisfaisantes qui, comme ils l’insinuent, sont la conséquence inévitable du capitalisme. Ils dépeignent la pauvreté et la misère noire, l’ignorance, la saleté et la maladie des classes exploitées. Ils critiquent sévèrement le luxe, la stupidité et la corruption morale des classes exploiteuses. A leurs yeux tout ce qui est mal et ridicule est bourgeois et tout ce qui est bon et sublime est prolétaire.

Les auteurs qui traitent des vies de personnes touchées par la pauvreté peuvent être divisés en deux catégories. La première est celle de ceux qui n’ont pas eu eux-mêmes l’expérience de la pauvreté, qui sont nés et ont été élevés dans un milieu « bourgeois » ou dans un milieu de salariés ou de paysans prospères : l’environnement dans lequel ils situent les personnages de leurs pièces et de leurs romans leur est étranger. Ces auteurs doivent donc, avant de commencer à écrire, rassembler des informations sur la vie de la classe qu’ils veulent dépeindre. Ils débutent leurs recherches. Mais, bien sûr, ils n’abordent pas le sujet de leurs études avec un esprit impartial. Ils savent à l’avance ce qu’ils découvriront. Ils sont convaincus que la situation des salariés est horrible et affligeante au-delà de toute imagination. Ils ferment les yeux sur tout ce qu’ils ne veulent pas voir et ne trouvent que ce qui confirme leurs idées préconçues. Les socialistes leur ont enseigné que le capitalisme est un système faisant terriblement souffrir les masses et que plus le capitalisme progresse et atteint sa pleine maturité, plus l’immense majorité s’appauvrit. Leurs romans et leurs pièces sont construits comme des cas d’école permettant de démontrer ce dogme marxiste.

Ce qui ne va pas avec ces auteurs n’est pas qu’ils choisissent de dépeindre la misère et le dénuement. Un artiste peut montrer sa maîtrise en traitant n’importe quel type de sujet. Leur erreur consiste plutôt dans leur déformation tendancieuse et dans leur interprétation erronée des conditions sociales. Ils n’arrivent pas à saisir que les circonstances choquantes qu’ils décrivent sont le résultat de l’absence de capitalisme, les vestiges du passé pré-capitaliste ou les effets de politiques sabotant le fonctionnement du capitalisme. Ils ne comprennent pas que le capitalisme, en générant une production à grande échelle pour la consommation de masse, est fondamentalement un système qui élimine la misère autant que possible. Ils ne décrivent le salarié que dans son rôle d’ouvrier d’usine et ne réfléchissent jamais au fait qu’il est aussi le principal consommateur soit des biens manufacturés eux-mêmes, soit de la nourriture et des matières premières contre lesquelles on les échange.

La prédilection de ces auteurs pour traiter de la misère et de la détresse se transforme en une scandaleuse distorsion de la vérité quand ils laissent entendre qu’ils dépeignent une situation typique et représentative du capitalisme. L’information fournie par les données statistiques concernant la production et la vente de tous les articles de la production à grande échelle montre clairement que le salarié type ne vit pas dans les tréfonds de la misère.

Le représentant le plus éminent de l’école de la littérature « sociale » est Émile Zola. Il a établi le modèle qu’une foule d’imitateurs moins doués a adopté. A son avis l’art devait être intimement lié à la science. Il devait se fonder sur la recherche et illustrer les trouvailles de la science. Or le principal résultat des sciences sociales, selon Zola, était le dogme expliquant que le capitalisme serait le pire de tous les maux et que l’avènement du socialisme serait à la fois inévitable et hautement désirable. Ses romans étaient « en fait un ensemble d’homélies socialistes » 7. Mais Zola, avec ses préjugés et son zèle prosocialiste, fut vite surpassé par la littérature « prolétarienne » de ses adeptes.

Les critiques littéraires « prolétariens » prétendent que ces auteurs « prolétariens » ne font que traiter des faits bruts de l’expérience du prolétariat 8. Toutefois, ces auteurs ne font pas que rapporter des faits. Ils les interprètent du point de vue des enseignements de Marx, de Veblen et des Webb. Cette interprétation est le fond de leurs écrits, le point saillant qui les caractérise comme propagande prosocialiste. Ces écrivains considèrent les dogmes sur lesquels reposent leur explication des événements comme étant évidents et irréfutables, et sont pleinement convaincus que leurs lecteurs partagent leur confiance. Il leur semble ainsi souvent superflu de mentionner explicitement les doctrines. Ils ne s’y réfèrent parfois que par insinuation. Mais ceci ne change pas le fait que tout ce qu’ils font passer dans leurs livres dépend de la validité des principes socialistes et des constructions pseudo-économiques. Leur fiction est une illustration des leçons des doctrinaires anti-capitalistes et s’effondre avec elles.

La deuxième catégorie des auteurs de fiction « prolétarienne » sont ceux qui sont nés dans le milieu de prolétaires qu’ils décrivent dans leurs livres. Ces hommes sont sortis de cet environnement de travailleurs manuels et ont rejoint les rangs des professions libérales. Ils ne sont pas, contrairement aux auteurs prolétariens issus d’un milieu « bourgeois », dans la nécessité d’apprendre quelque chose sur la vie des salariés. Ils peuvent utiliser leur propre expérience.

Cette expérience personnelle leur apprend des choses qui contredisent catégoriquement les dogmes essentiels du credo socialiste. On ne barre pas l’accès à des positions plus satisfaisantes aux fils talentueux et très travailleurs de parents vivant dans des conditions modestes. Les auteurs issus d’un milieu « prolétarien » sont eux-mêmes un témoignage de ce fait. Ils savent pourquoi eux ont réussi alors que la plupart de leurs frères et de leurs camarades n’y sont pas parvenus. Au cours de leur progression vers une meilleure position sociale, ils ont amplement eu l’occasion de rencontrer d’autres jeunes gens qui, comme eux, désiraient apprendre et progresser. Ils savent pourquoi certains d’entre eux ont trouvé leur voie et pourquoi d’autres l’ont ratée. Désormais, vivant au sein des « bourgeois », ils découvrent que ce qui distingue l’homme qui gagne beaucoup d’argent de celui qui en gagne moins n’est pas que le premier est un escroc. Ils n’auraient pas dépassé le niveau auquel ils sont nés s’ils avaient été assez stupides pour ne pas voir que beaucoup d’industriels et de membres des professions libérales sont eux aussi des self-made men, qui ont commencé par être pauvres. Ils ne peuvent pas ne pas saisir que les différences de revenus sont dues à des facteurs autres que ceux suggérés par le ressentiment socialiste.

Si de tels auteurs se laissent aller à écrire ce qui est en réalité une prose prosocialiste, ils ne sont pas sincères. Leurs romans et leurs pièces ne sont pas véridiques et sont donc bonnes à jeter à la poubelle. Ils sont bien en deçà du niveau des livres de leurs collègues d’origine « bourgeoise », qui au moins croient ce qu’ils écrivent.

Les auteurs socialistes ne se contentent pas de dépeindre la situation des victimes du capitalisme. Ils s’occupent aussi de la vie et des actions de ses bénéficiaires : les hommes d’affaires. Ils sont résolus à révéler aux lecteurs comment naissent les profits. Comme ils ne sont pas eux-mêmes — Dieu merci — familiers d’un sujet aussi sale, ils cherchent d’abord des informations dans les livres des historiens compétents. Voici ce que ces experts leur racontent sur les « gangsters de la finance » et les « requins de l’industrie » et sur la façon dont ils acquièrent leurs richesses : « Il commença sa carrière comme conducteur de bestiaux, ce qui veut dire qu’il achetait le bétail des fermiers et le menait au marché pour l’y vendre. Le bétail était vendu aux bouchers d’après son poids. Juste avant de se rendre au marché, il gavait les bêtes de sel et leur donnait à boire de grandes quantités d’eau. Un gallon d’eau pesait environ huit livres. Mettez trois ou quatre gallons d’eau dans une vache, et vous avez quelque chose en plus quand il s’agit de la vendre. » 9 Dans la même veine, des douzaines et des douzaines de romans et de pièces de théâtre racontent les transactions du vilain de leur intrigue : l’homme d’affaires. Les magnats de l’industrie deviennent riches en vendant de l’acier fendu et de la nourriture avariée, des chaussures avec des semelles en carton et des articles de coton présentés comme de la soie. Ils soudoient les sénateurs et les gouverneurs, les juges et la police. Ils trompent leurs clients et leurs employés. C’est une histoire très simple.

Il n’est jamais venu à l’esprit de ces auteurs que leur narration présente implicitement tous les autres Américains comme de parfaits idiots que tout vaurien peut facilement duper. L’astuce mentionnée plus haut sur les vaches gonflées est la méthode d’arnaque la plus primitive et la plus ancienne. Il est difficile de croire qu’il reste quelque part dans le monde des acheteurs de bétail assez stupides pour s’y laisser prendre. Supposer qu’il y a aux États-Unis des bouchers qui pourraient se laisser tromper de cette façon, c’est trop attendre de la simplicité du lecteur. Il en va de même pour toutes les fables similaires.

Dans sa vie privée l’homme d’affaires, tel que le dépeint l’auteur « progressiste », est un barbare, un joueur et un ivrogne. Il passe ses jours aux courses, ses soirées dans les boîtes de nuit et ses nuits avec ses maîtresses. Comme Marx et Engels l’ont souligné dans le Manifeste communiste, ces « bourgeois, non contents d’avoir à leur disposition les femmes et les filles des prolétaires, sans parler de la prostitution officielle, trouvent un plaisir singulier à se cocufier mutuellement. » Voilà le reflet du monde des affaires américain tel que le renvoie une grande partie de la littérature américaine 10.

Ludwig von Mises in La Mentalité Anti-Capitaliste

Notes

a. Voir ce que dit Mises sur G.D.H. Cole dans l’essai 3 du recueil Planning for freedom. NdT.

b. L’expression américaine « detective story », employée par Mises, fait évidemment une référence plus directe à des histoires de détectives privés que la traduction (habituelle) en français de ce genre littéraire par « roman policier ». NdT.

c. Mises s’est-il souvenu d’Ayn Rand, qui avait acquis la réputation de ne lire que ce genre d’ouvrage ?… (En fait, elle avait fini par lire de moins en moins, ne trouvant pas ce qu’elle cherchait, alors qu’elle aimait les romans de Spillane et Fleming. Voir The Romantic Manifesto pour ses analyses sur la littérature.). C’est fort peu vraisembable, notamment en raison de la date de publication du présent ouvrage (1956). Mais le rapprochement est amusant. On pourra voir plus loin que Mises ne partageait vraisemblablement pas non plus totalement les goûts architecturaux de la romancière (qu’elle a exprimés dans The Foutainhead, [traduit en français sous le titre La Source vive pour le roman et Le Rebelle pour le film de King Vidor qui en a été tiré]).

Ce qui n’empêchait pas Mises de l’apprécier : « Ayn Rand est l’homme le plus courageux des États-Unis » avait-il confié à leur ami commun Henry Hazlitt, ce qui avait enchanté Rand (surtout l’emploi du terme d’homme. Source : B. Branden, The Passion of Ayn Rand [Anchor Books, 1987, p. 189]. La citation exacte n’est cependant pas garantie : Roy Childs, dans son article « Ayn Rand and the Libertarian Movement » (Update, 1982), cite l’anecdote en racontant que Mises avait dit d’elle qu’elle était « un des plus grands hommes de l’histoire »). Voir aussi la lettre qu’il lui avait adressée.

Par ailleurs, l’affreux socialiste anglais Harold Laski, que Mises étrille à fort juste titre (voir plus loin dans le présent ouvrage, ainsi que dans d’autres de Mises) avait servi de modèle à Rand pour le personnage d’Ellsworth Toohey, le méchant de The Fountainhead (Cf. B. Branden, op. cit., p. 139). NdT.

d. En français dans le texte. NdT.

1. Cf. William O. Aydelotte, The Detective Story as a Historical Source (The Yale Review, 1949, Vol. XXXIX, pp. 76-95).

2. Un fait significatif est le succès de la diffusion des magazines à scandale [exposé magazines], la dernière nouveauté de la presse américaine. Ces magazines sont exclusivement consacrés à démasquer les méfaits et les vices secrets des gens connaissant le succès, plus particulièrement des millionnaires et des célébrités de l’écran. Selon le numéro du 11 juillet 1955 de Newsweek, les ventes de l’un de ces magazines ont été estimées à 3,8 millions d’exemplaires pour septembre 1955. Il est évident que l’homme moyen se réjouit de l’exposé des péchés —réels ou imaginaires — de ceux qui l’éclipsent.

3. Cf. Cabet, Voyage en Icarie, Paris, 1848, p. 127.

4. Sur le système de boycottage mis en place par l’Église catholique, cf. P. Blanshard, American Freedom and Catholic Power, Boston, 1949, pp. 194-198.

5. Les deux dernières phrases ne se réfèrent pas aux trois ou quatre auteurs socialistes de notre époque qui — très tardivement en réalité en d’une manière très insatisfaisante — ont commencé à examiner les problèmes économiques du socialisme. Mais elles sont littéralement vraies pour tous les autres socialistes, depuis les origines des idées socialistes jusqu’à nos jours.

6. Sur les tentatives de Staline de faire une distinction entre socialisme et communisme, cf. Mises, Planned Chaos, Irvington-on-Hudson, 1947, pp. 44-46. (Trad. fr. : Le Chaos du planisme).

7. Cf. P. Martino dans Encyclopedia of the Social Science, Vol. XV, p. 537.

8. Cf. J. Freeman, Introduction to Proletarian Literature in the United States, an Anthology, New York, 1935, pp. 9-28.

9. Cf. Woodward (A New American History, New York, 1938, p. 608) qui raconte la biographie d’un homme d’affaires qui subventionnait un séminaire de théologie.

10. Cf. la brillante analyse de John Chamberlain, « The Businessman in Fiction » (Fortune, novembre 1948, pp. 134-148.

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